Chapitre 2

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Juchée sur son vieux vélo, Elsa pédalait comme si elle avait le diable aux trousses, ce qui n'était pas totalement faux. Le vent qui s'engouffrait dans ses cheveux ne lui apportait pas l'habituelle sensation de liberté. En fait, elle ne le sentait même pas. La proposition de Garamont tournoyait sans fin dans sa tête.

Il était fou à lier. Obsédé. Pervers. Débauché, dépravé, déviant, et sûr de lui. Sur un caprice de sa part, elle serait virée en un clin d'œil.

Elle avalait l'interminable ruban d'asphalte, presque désert à cette heure tardive, à une vitesse qu'elle ne se savait pas capable d'atteindre. Elle rêvait d'une seule chose : retrouver son foyer et Châtaigne – surnommée la Teigne –, sa vieille chatte dodue et arthritique. Le plus grand centre commercial de la ville, illuminé, se dessina dans la nuit. Elle le dépassa et franchit sans y penser la double ligne blanche au centre de l'avenue bordée de tours aussi laides que surpeuplées, pour s'engouffrer dans le chemin de l'Étang.

Comme à chaque fois, elle eut l'impression de basculer dans un autre monde après la grisaille de la périphérie avec ses barres d'immeubles décrépits. Des maisonnettes colorées se serraient les unes contre les autres, entourées de jardinets arborés. Elle passa devant chez les Thomen, le gentil couple de retraités qui la dépannait quand elle manquait de lait ou d'œufs, puis devant chez les Hublon, dont le bouledogue aboyait des heures durant malgré les plaintes du voisinage, et enfin devant chez les Husseini. La fenêtre de la chambre de bébé Karim était illuminée. Sans doute le garnement refusait-il une nouvelle fois de dormir. Elle le gardait de temps à autre lorsque ses parents exténués avaient besoin de souffler.

Sa rue, son univers.

Le portail grinça légèrement derrière elle, les gravillons de l'allée crissèrent sous les semelles de ses baskets. Autant de sons familiers qui l'accueillaient. Déjà, Châtaigne miaulait à s'en briser les cordes vocales de l'autre côté de la porte. La clé tourna avec peine dans la serrure qui attendait d'être graissée depuis l'hiver dernier. Dès qu'Elsa ouvrit le battant, une tornade rousse se jeta dans ses jambes et s'y frotta, dos rond, queue dressée. Sans ôter sa veste, elle s'agenouilla pour prodiguer son content de caresses à la chatte qui lui offrait impudiquement son ventre dodu dans un concert de ronronnements.

Quand la pendule sonna deux coups, Elsa frémit en pensant aux cours du lendemain. Elle se déshabilla, expédia sa toilette, sauta dans son pyjama orné de licornes et se glissa sous la couette. La Teigne se lova à ses pieds et s'endormit aussitôt. La maison était silencieuse. Les lumières des réverbères insinuaient leurs doigts jaunâtres par les interstices des volets et dessinaient des ombres fantasmagoriques sur les murs. Elle ferma les paupières, tenta de se détendre. Impossible.

Elle se revoyait, enfoncée dans le fauteuil, sentait encore le parfum épicé de Garamont, entendait sa voix grave, mélodieuse, et la plainte des violons en trame de fond. Ses mots la hantaient.

Sa proposition consistait en cinq week-ends en sa compagnie, du vendredi au dimanche, afin de se débarrasser de son obsession, sens après sens. Le terme exact qu'il avait utilisé était « désintoxication ». Comme si elle était une drogue.

Puis il avait embrayé sur les « modalités de leur collaboration » et le cœur d'Elsa avait manqué un battement à la mention de son salaire : trente mille francs à chaque rencontre.

Trente mille francs suisses. Plus que ce qu'elle gagnait en une année. Le chiffre tournait en boucle dans sa tête. Changer la chaudière, réparer le toit, détartrer le bouilleur... Alléger ses horaires à l'hôtel pour se concentrer sur son mémoire de master. Cesser de sécher certains cours à cause de la fatigue.

Trente mille francs. Le tarif d'une escort girl haut de gamme. Parce qu'il était évident que pour cette somme, il ne se contenterait pas d'une promenade romantique main dans la main. Adam Garamont était un homme d'affaires qui en voudrait pour son argent.

Son projet, tordu mais pas absurde au demeurant, était de saturer chacun de ses sens de sa présence, jusqu'à ne plus la supporter. Cela pouvait fonctionner : après tout, certains émergent bien d'une cuite magistrale dégoûtés à vie de l'alcool.

Cependant, saturer les sens d'un homme impliquait des rapports intimes très éloignés d'une beuverie effrénée. Le week-end consacré à la vue ne l'inquiétait pas trop. Les autres, en revanche... Des images à peine censurées dansaient devant ses yeux, sans qu'elle ressente de véritable répulsion. Garamont transpirait la séduction.

Il lui avait certifié qu'il ne lui proposerait rien de dégradant et qu'elle pourrait à tout moment donner son veto, ce qui romprait immédiatement le contrat. Elle devait se décider avant vendredi.

Combien valait son âme ? Et son corps ?

Un sommeil tourmenté l'emporta sans qu'elle trouve de réponse à ses questions.

***

Genève, le lendemain

Jérôme Varnier manqua de s'étouffer avec une langoustine de Saint-Guénolé. Il avala tant bien que mal le crustacé à demi-mâché, le fit descendre d'une gorgée d'un excellent chablis et se tamponna la bouche pour reprendre contenance. Adam fixait son avocat et ami d'un œil narquois.

— Je pensais que plus rien ne te choquait de ma part, se moqua-t-il.

— Tu ne m'avais pas encore demandé de rédiger un contrat proche de la prostitution.

— Tout de suite les grands mots. Vois-le plutôt comme un moyen de me débarrasser de mon obsession, en toute légalité.

— Je te trouve bien sûr de toi.

— Tu m'as déjà vu échouer dans mes projets ?

Jérôme secoua la tête.

— Jamais. Si je résume tes intentions, tu veux baiser cette fille jusqu'à t'en lasser, sans qu'elle puisse ensuite te faire chanter.

Adam se raidit. Jérôme était le seul qui se permettait de lui parler aussi crûment. Mais là.

— Je ne veux pas « la baiser » ! Je veux...

Il s'interrompit. Au fond, que voulait-il ? L'écouter, la contempler, la sentir, la goûter, parcourir la moindre parcelle de sa peau. Jusqu'à l'écœurement. Pas la baiser, non. Le terme lui répugnait lorsqu'il pensait à Elsa. Il avait baisé des starlettes en manque de reconnaissance, des apprenties mannequins, des aventurières à la recherche d'un mari fortuné, et il avait adoré ça. Elsa, il ne la baiserait pas.

Jérôme brisa le silence :

— Tu es vraiment atteint !

— Peut-être, concéda Adam avec un haussement d'épaules. Tu t'en occupes ?

— Tu as l'air bien sûr de son accord.

Un sourire prédateur étira les lèvres d'Adam.

— Crois-moi, elle ne pourra pas refuser.

Addiction sensuelleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant