Quand il arriva, en janvier 1609, à Dunnottar, il fut accueilli chaleureusement par les membres de la Compagnie, mais jamais il n'oublia la fée, ni la mission qu'elle lui avait confiée, et qu'il garda secrète. Il avait alors raconté son périple de dix mois, depuis son retour parmi les vivants dans les ruines du refuge du brigand, jusqu'aux longues marches vers le nord de la Grande-Bretagne, en passant par une traversée chaotique de la Manche à bord d'un voilier, sur lequel il avait navigué clandestinement.

Orphelin et désormais sans protection, trahi par Guillery et rejeté par la société, il n'avait pas eu de mal à quitter la Bretagne. Aucune des personnes faisant partie de son auditoire ne fut choquée ; ni lorsqu'il narra la magie de Margot, ni lorsqu'il décrivit le fameux Livre du Cerf. Certains même parmi les plus sages estimèrent qu'il était plus avisé de laisser ce vieil ouvrage parmi les décombres, bientôt perdu des mémoires. Les mois passaient, les années s'écoulaient, les siècles se consumaient, mais le temps ne laissa aucun stigmate sur le beau visage de l'ancien larbin. Et, même si son apparence plaisait autant à son égo qu'aux nombreuses conquêtes de son passé, aujourd'hui, il se sentait très seul. Bien sûr, il était entouré de personnes exceptionnelles, qui vouaient leur existence à imposer le bien sur la planète. Cependant, il ressentait une certaine lassitude, un ras-le-bol continu et se voyait sombrer dans une déprime latente, banalisée par son quotidien répétitif, caché entre les murs en lambeau de ce château. Dans sa tête, se parlant souvent à lui-même, il se comparait volontiers à cette forteresse. 

Autrefois si vaillante, symbole d'une résistance belliqueuse, exemplaire et pourtant éphémère, maintenant brisée, triste et délaissée. Là, au bord de cet escarpement dorénavant si sauvage, ses jambes se balançaient dans le vide. Il se demanda, avec un léger cynisme, comment son corps se reconstituerait, s'il sautait en bas de la falaise grignotée par les flots salés. Mais il n'obtint pas de réponse car, revenant d'une course à Stonehaven, la petite ville d'à-côté, le Président de la Compagnie vint à sa rencontre, fortement inquiet de l'état de démoralisation dans lequel était plongé son ami.

— Guilwen, tu es encore là ?

— Les derniers touristes sont partis. L'un d'entre eux a failli faire une belle chute en voulant se photographier au bord du précipice, mais je l'ai rattrapé à temps. Tu savais qu'il y avait un nom, maintenant, pour ce genre d'idioties que font les humains ? Ça s'appelle le selfie, d'après internet. Ça ne va vraiment pas en s'arrangeant ...

— Oui, répondit l'autre en pouffant de rire. Bienvenue dans le monde moderne ! Il y a aussi un mot pour les vieux grincheux dans ton genre, coincés dans leur époque.

— Ah ? Lequel ?

— Non heu ... laisse tomber. Je viens t'apprendre une bonne nouvelle. Enfin, relativement bonne. Mais au moins, ça devrait te remonter le moral !

— Si tu veux parler de l'attaque des Ombres en Bretagne, Joshua, je suis déjà au courant.

— Je sais. Mais tu ne comprends pas ce que ça signifie? Tu vas pouvoir aller là-bas, et peut-être que tu arrêteras de nous casser les oreilles en te plaignant de vouloir revoir "la belle forêt", comme tu dis.

— C'est vrai ?

Il se leva d'un bond, soudainement tout excité.

— Je vais préparer mes bagages !

— Attends, le retint Joshua. On va y aller ensemble. La Compagnie a trop attendu avant de s'interposer dans cette affaire, nous ne savons pas pourquoi les Veilleurs de Bretagne ne nous font pas de rapports, quelque chose a dû leur arriver. L'assaut a commencé hier et s'ils ont vraiment trouvé le Kentan, après tout ce temps, nous nous devons de le protéger.

KENTAN, Tome 1 : Demain est une autre NuitWhere stories live. Discover now