22 - Mot-Dièse

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Ernest Gaumont, le célèbre couturier français, rentrait d'un défilé parisien épuisant, durant lequel il avait annoncé prendre sa retraite. Son assistant venait de le laisser seul, dans sa grande maison francilienne, en laissant allumée la télévision. Un journal du soir présentait les principales informations de la journée. Les actualités étaient nombreuses et sinistres en ce jour pluvieux d'automne. La guerre en Inde et l'assassinat du Président américain ne l'intéressaient pas tellement, mais un sujet capta son attention. Loin de ses activités dans le luxe et de la cohue de la capitale, des lycéens étaient actuellement pris en otage dans leur école en Bretagne par, d'après l'envoyée spéciale sur place, une organisation terroriste occulte. Il se tourna vers l'écran plat et écouta attentivement.

"Trois élèves, préalablement détenus dans leur salle de classe, ont été libérés, disait la voix enregistrée de la journaliste. A l'heure actuelle, les autorités font état de deux morts : un professeur et un élève. Des rumeurs concernant une troisième victime et des liens avec des activités satanistes sont à confirmer."

— Qu'est-ce que ...

Le reportage montrait des images d'un attroupement de militaires et de civils devant l'enceinte d'un lycée peu accueillant, bordé par une épaisse forêt.

— Le monde est définitivement devenu fou, estima Ernest.

Il changea de chaîne, en constatant que l'événement faisait la une de nombreux médias, même étrangers. Son téléphone, posé sur une petite table basse en verre de Murano, vibra plusieurs fois. Il le souleva et déroula toutes les notifications qui se bousculaient dans le panneau latéral virtuel. Les réseaux sociaux étaient inondés de messages de soutien aux familles bretonnes concernées. Gaumont trouvait ça légèrement stupide, estimant qu'aucune d'entre elles ne devait passer leur temps sur Twitter alors qu'elles étaient dans une angoisse permanente depuis probablement des heures entières. Mais l'affaire l'intriguait, sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Il se sentait lié à tous ces gens, ressentant une certaine empathie et un intérêt qu'il estima légèrement malsain, alors que d'habitude il restait imperceptible et opaque aux personnes qu'il croisait. Il avait même hâte d'en apprendre bientôt plus sur cette incroyable histoire, jusqu'à son dénouement.


***

Le jeune homme, assis sur un mur en ruine, regardait la houle agitée de la mer du Nord. Il se souvenait de la première fois où il s'était retrouvé sur cette falaise, surplombant l'océan à une hauteur de cinquante mètres, sous le vent glacial d'Ecosse. La forteresse, presque détruite aujourd'hui, ne l'était pas encore lorsqu'il y arriva, près de quatre siècles plus tôt. La Compagnie s'en servait comme résidence principale et quartier général pour ses activités visant à contrecarrer les projets de l'ordre des Ombres. Les Hommes de Bien ne furent pas déstabilisés lorsque le château fut endommagé, puis quasiment démantelé après différents conflits opposant les Ecossais aux Anglais. L'essentiel des salles de stockage de leur matériel, des pièces opérationnelles et des logis se trouvaient en sous-sol, creusés dans la roche. Guilwen s'aperçut que son bras gauche était égratigné, mais il n'eut pas le temps de l'examiner avec précision. La petite plaie superficielle se referma devant ses yeux, lui faisant ressentir de petits frissons le long de son épiderme.

Depuis toutes ces années, après sa résurrection dans les bras de la fée Margot, il n'avait plus jamais ressenti ni la faim, ni la soif, et encore moins la peur. Il avait oublié la douleur, mais la peine emplissait son cœur. Car ses pensées étaient toujours dirigées, malgré le temps qui avait passé, vers le souvenir de la femme enchanteresse qui rodait parfois dans la forêt de Brocéliande. D'après les experts qu'il avait rencontrés dans la Compagnie, des femmes et des hommes qui s'étaient auto-proclamés savants et érudits, maîtres dans l'étude des faits surnaturels, Margot était désormais enfermée dans son Royaume Caché, n'étant plus apparue dans ses bois depuis la mort de Guillery. Guilwen savait qu'elle attendait la venue de l'élu pour libérer sa cour dans la vallée et danser quatre jours et quatre nuits dans les clairières baignées du soleil breton. Il se sentait coupable de n'avoir pu trouver le Kentan lui-même pour enfin pouvoir retrouver celle qui hantait ses rêves les plus inavouables

KENTAN, Tome 1 : Demain est une autre NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant