— Je ... j'ai soif.

Elle implorait le sbire masqué, qui regarda silencieusement Guillery.

— Qu'est-ce qu'elle baragouine celle-là ? demanda le brigand.

Toute l'assemblée fut étonnée d'entendre Louis répondre, à la place de Moira ou même du garde.

— Elle veut boire, lâcha-t-il de sa voix presque aussi bourrue que celle de Guillery. Et on a tous faim !

La rouquine fut la première à réagir. Elle lui infligea un coup de matraque télescopique dans une épaule. Louis gémit mais serra les dents pour ne pas trop montrer la douleur qu'elle lui avait infligée.

— Tu n'as pas encore reçu assez de coups comme ça ? cracha-t-elle, se penchant et approchant son visage de celui du garçon.

— Attends Moira, l'interrompit son acolyte. Il a l'air bien bâti ce petit effronté. Il va venir avec moi, on va aller chercher de quoi grailler un peu. On en a déjà tué plusieurs, j'ai pas envie que Romina nous reproche d'avoir liquidé tous les rejetons juste à cause de ça.

La femme en cuir se releva et s'avança vers lui. Elle inclina la tête, surprise, le visage fermé.

— Depuis quand le grand et furieux Guillery a peur de Romina et a de la pitié pour ces gosses ? l'interrogea-t-elle d'un ton mièvre.

Le bandit sourit et dit simplement :

— Bon d'accord, sale inquisitrice, en fait je crève de faim moi aussi !


***

Alice Blanco, troublée par la visite inattendue de Romina Swell, entreprit de quitter sa maison en cachette pour retrouver la cheffe des Ombres. Elle attendit que ses parents se soient endormis pour prendre la clé de la voiture de sa mère et rouler dans la nuit jusqu'à la fameuse église du Graal. Elle ressentait une grosse boule au ventre et grimaçait de temps à autre lorsque la voiture passait sur un ralentisseur. Des bleus étaient apparus sur ses cuisses, comme si elle avait besoin d'une marque physique pour lui rappeler l'horreur vécue lors du week-end. La femme lui avait promis sa vengeance, et c'est tout ce qui la tenait éveillée en cette soirée embrumée. Elle se méfiait encore de l'inconnue, se disant pourtant qu'elle ne pourrait vivre pire que ces derniers jours. Selon elle, ses amis l'avaient délaissée, alors elle ne voulait plus les voir, malgré qu'une partie d'elle savait parfaitement qu'ils n'étaient pas responsables. Elle ressentait un éventail d'émotions, celles-ci se bousculaient et l'envahissaient depuis des heures, allant de la tristesse à la peur, en passant bien sûr par la colère.

Cet afflux la faisait changer, lui donnait des pensées qu'elles n'avait jamais eu auparavant, des envies terribles qui faisaient d'elle une nouvelle personne. Elle essayait de refouler loin dans son esprit ce qu'il se passait au lycée. Si ce monde était si égoïste, si individualiste, si cruel, alors elle décidait de l'être tout autant. Alice s'engagea sur la route de Benion, passa devant l'entrée sud de la cité scolaire, où s'agglutinaient des fourgons de médias aux grandes paraboles, des blindés de l'armée française et des ambulances aux gyrophares aveuglants. Elle ralentit légèrement, jetant un regard froid aux individus amassés devant le portail. Une fois passée par le bourg de Benion, elle tourna en direction de Campénéac, puis vers la Vallée de Gurvant. Elle n'était pas très rassurée à l'idée de conduire dans la forêt en pleine nuit ; les sangliers et les chouettes pouvaient follement traverser juste devant ses phares.

Elle s'apprêtait à sursauter à la moindre silhouette qui passait devant ses yeux fatigués, entre les arbres aux branches courbées et insolites ou encore les panneaux au loin ressemblant à des noctambules inquiétants. Les courbures de la route étaient souvent raides et le béton fortement abîmé sur l'axe qui la menait jusqu'à Tréhorenteuc. Alice se gara au bord d'une ruelle, entre deux maisons de pierres typiques. Le village était extrêmement silencieux, bien différent à cette heure-ci et en cette saison que lorsque les touristes affluaient l'été pour se promener et découvrir les légendes de Brocéliande. Remontant une petite allée, elle arriva devant l'église du Graal, traversa un petit parvis au milieu duquel était dressée la statue en bronze de l'abbé Gillard, fondateur du lieu, posée sur un grand schiste. La lueur de la lune conférait un aspect mystique à l'homme de foi en métal poli.

KENTAN, Tome 1 : Demain est une autre NuitWo Geschichten leben. Entdecke jetzt