Un homme passa le pas de la porte. Grand et élancé, il avançait avec assurance. Il était propre, élégant, et pas un seul cheveu brun ne dépassait de sa coiffure. Il paraissait tout à fait ordinaire, mais sa présence ici prouvait le contraire. Il était dangereux. Selena en aurait mis sa main à couper.
Et malheureusement, il n'était pas seul.
Trois personnes se tenaient derrière lui. Leurs habits semblaient être d'une autre époque. Ou d'un autre monde. Habillés d'un mélange de cuir, de daim et de peaux d'animaux, les deux hommes et la femme arboraient sur leur joue mate un tatouage tribal. L'un avait une cicatrice sur le cou. Ce qui était les vestiges d'une affreuse morsure remontait le long de sa mâchoire. Le deuxième, le plus petit de la bande, portait une longue barbe finement tressée et décorée de perles et autres accessoires. La femme avait le crâne nu recouvert de tatouages en harmonie avec celui de sa joue. Quelques bijoux finalisaient son apparence ainsi qu'un fouet pendu à sa ceinture.
Trois créatures reconnaissables entre mille vinrent compléter leur groupe. Des uros. Chaque bête marchait aux côtés de ce qui semblait être leur dresseur.
Un poids écrasant se nicha dans la poitrine de Selena, se faisant de plus en plus douloureux à mesure que les monstres avançaient. La bouche sèche et les jambes tremblantes, elle s'approcha de Merlin, en quête d'une présence réconfortante. Le regard toujours braqué sur leur adversaire, il murmura :
– Ne crains rien. Nous sommes là. Et si les uros utilisent leur cri, ils seront aussi touchés.
Selena répondit faiblement, à la limite du gémissement :
– Ils n'en ont pas besoin pour être dangereux.
Adam avança doucement en se détachant du reste du groupe. Gabriel le suivit en encochant une flèche.
– Vous n'avez rien à faire ici, gronda Adam. Votre présence en ces lieux est une insulte.
Celui qui semblait être le chef se moqua :
– N'est-ce pas toi qui as déchiré Camelot avec ta chère reine ? De nous tous, tu es celui qui devrait être défendu de fouler cet endroit. Tu as beau être revenu aux côtés de ton roi, tu restes celui qui a trahi. Celui qui a causé la chute de l'ancienne Albion.
Il se tut avant de susurrer :
– Celui qui nous a permis de subjuguer l'Autre-Monde.
Adam gardait le silence, mais sa posture reflétait sa colère. L'homme continua :
– Tu as le bonjour de Méléagant. Il aurait aimé venir, mais autre chose accaparait son attention.
En réponse, Adam enleva le bras de sa bandoulière et se prépara à dégainer. Rien de surprenant. Méléagant avait été l'un des pires ennemis de Lancelot. Merlin haussa la voix :
– Comment avez-vous fait pour venir ici ?
L'individu répondit avec un ton hautain :
– Ça ne te regarde pas, magicien.
Will les observa, toujours assis, puis, avec une voix chargée de colère, leur ordonna :
– Partez.
Le chef sourit avec un air sarcastique :
– Pas avant d'avoir récupéré ce pour quoi nous sommes venus.
Il s'adressa à son groupe :
– Ils sont affaiblis, comme prévu. Neutralisez le magicien. Il nous sera utile. Et n'oubliez pas que le petit roi doit rester en vie. Il le veut vivant.
Il fit une pause avant de conclure :
– Tuez les autres.
Adam dégaina. Gabriel tira une flèche en direction de la femme. Celle-ci s'écarta pour l'éviter et cria un mot en langue du Sidh :
– Tue !
L'uros s'élança. Gabriel et Adam se précipitèrent en avant.
– Selena, recule ! cria Merlin.
Selena obéit, terrorisée. Elle buta contre une marche et tomba à la renverse. Cette fois, ces bêtes étaient réelles. Cette fois, elle allait devoir les affronter. Ils étaient trop nombreux, trop gros. Trop effrayants. Elle n'allait jamais y arriver.
Gabriel se courba pour esquiver la charge de l'uros. Il l'évita, mais se retrouva face à la femme. Usant de son fouet, elle l'abattit sur l'héritier. Le cordon s'enroula autour de sa jambe. Elle tira aussitôt, le faisant basculer sur le dos. Alors qu'il tentait de se défaire du lien, la bête se jeta sur lui. Il esquiva de justesse puis contre-attaqua en transperçant le flanc de l'animal avec une flèche. Ce dernier jappa puis recula. Gabriel profita de ce répit pour se dégager et attaquer la dresseuse. Elle était agile et armée d'une dague à lame sinueuse. L'héritier devait user de tout son savoir-faire pour combattre ses adversaires. Il se plaçait de façon à utiliser le corps de la femme comme bouclier contre l'uros qui s'était rapidement remis de sa blessure. Mais cela restait difficile. Les deux compagnons se battaient tel un seul individu. Il avait échangé son arc et ses flèches contre sa dague, plus facile à manier au corps à corps.
Adam s'occupait du chef. Ce dernier était équipé d'une fine épée, mais ce ne fut pas de cette arme dont il se servit. Il passa la main derrière son dos et en sortit un révolver.
– Il faut savoir vivre avec son temps, jubila-t-il.
Gabriel se précipita pour lui venir en aide, mais cette distraction permit à ses adversaires de frapper. La dresseuse réussit à entailler la cuisse de l'héritier qui vacilla. L'uros acheva le travail en le renversant. Gabriel ne put que retenir avec sa dague les dents de la bête qui tentait de lui arracher la tête. Sans perdre de temps, l'homme mit en joue Adam et tira.
L'arme dérailla.
Selena ne sut pas qui fut le plus étonné des deux. Quoiqu'il en fût, Adam fonça. Son adversaire appuya sur la détente une dizaine de fois, sans résultat. Le chevalier frappa, mais l'individu était rapide. Plus qu'Adam. Plus que Gabriel. Trop pour qu'il ne soit qu'un simple humain. Il esquiva l'épée et dégaina la sienne. D'un mouvement ample, il contre-attaqua. Adam contra facilement, mais son épaule déboîtée lui rendait la tâche ardue. Heureusement, son talent à l'épée compensait ce désavantage. Il n'arrivait toutefois pas à prendre le dessus. Son adversaire abattit à nouveau sa lame. Adam para difficilement en grimaçant. Il cracha :
– Qui es-tu ?
– Tu aimerais le savoir, n'est-ce pas ? rétorqua l'individu.
D'un coup de pied, il frappa Adam. Il n'était pas seulement rapide, il était fort. L'héritier fut projeté, mais reprit son équilibre.
– Mon nom ne te dira rien.
Il s'élança vers lui, pointe de l'épée tendue pour le transpercer :
– Je suis différent de vous tous.
Adam esquiva, mais son opposant enchaîna avec de puissants coups. L'héritier ne pouvait que se retrancher. À chaque assaut, l'individu vociférait :
– Plus rapide. Plus fort ! Plus intelligent !
Il crachait ses mots avec colère et ressentiment :
– Supérieur !
– En arrogance, très certainement, lui souffla Gabriel.
Il avait réussi à se dégager de la bête en la poignardant. La femme s'était accroupie, sous l'effet de la douleur. Il en avait profité pour se rapprocher discrètement de l'homme par-derrière. Celui-ci s'écarta sans même lui accorder un regard. Gabriel se retrouva face à Adam qui évita de justesse la dague.
– En tout point, conclut leur adversaire.
Il reprit un air supérieur, avant d'attaquer :
– Il me semble que vous nous appelez les Descendants.
Pendant ce temps, les deux autres dresseurs s'étaient décalés pour approcher le reste du groupe. Merlin fouilla dans sa sacoche aux mille et une merveilles pour en retirer un flacon en verre. De la taille d'un index, il contenait un liquide doré.
– De l'élixir d'Avalon, dit-il.
Il le plaça devant ses yeux :
– J'aurais aimé ne pas m'en servir.
Il déboucha la fiole et engloutit le contenu. Sa peau s'irisa de jaune puis le druide se courba, en proie à la douleur. Il souffla :
– Je dois l'assimiler. Elliot, je compte sur toi pour me donner du temps.
Tandis qu'Elliot acquiesça, Will se leva et dégaina d'un mouvement ample son épée. Il fixait ses adversaires d'un air hautain et méprisant. Il gronda :
– Je vous ai dit de dégager.
Ils répondirent par un seul mot :
– Attaque
Les bêtes s'élancèrent. Will plaça sa lame devant lui, de façon à répliquer. Mais les uros ne le visèrent pas. Au dernier instant, ils bondirent en direction de Merlin. Elliot se décala, armé de sa masse. Telle une batte de base-ball, il frappa l'une des créatures. Avec un jappement aigu, elle fut projetée sur son semblable. L'un des dresseurs, celui à la longue barbe, tomba à genoux, le souffle coupé.
L'héritier grimaça et se courba. Se déplacer ainsi malgré ses côtes cassées était un exploit. Elliot se redressa quelques instants plus tard, et dit d'une voix chargée par la colère :
– Je ne vous laisserai pas faire.
Il s'avança vers les deux dresseurs :
– Vous avez l'habitude de vous en prendre à des enfants, à des gens sans défense, pour les blesser, les tuer, sans aucune pitié. Venez donc vous mesurer à un chevalier. Venez affronter celui qui vous mettra en pièces.
Will, qui avait profité de la large carrure d'Elliot, surgit de derrière son dos et attaqua le dresseur à la cicatrice qu'il accabla de coups. Il semblait furieux, comme s'il reprochait à ces gens son incapacité à retirer l'épée. Tellement, qu'il ne faisait plus attention à Merlin ni au deuxième dresseur qui essayait de l'atteindre avec l'aide des deux monstres. Heureusement, Elliot faisait barrage. Il arrivait à contenir les uros ainsi que les coups vicieux de l'homme barbu.
Malgré tout ce que Selena avait déjà vécu, elle avait du mal à concevoir que tout ceci était réel. Les héritiers se battaient en cherchant à mutiler et à tuer leurs opposants. Aucun n'hésitait. Pourquoi était-elle la seule incapable du moindre mouvement ? Pourquoi ses jambes ne pouvaient-elles la porter ? Et de toute façon, que pouvait-elle bien faire face à ces ennemis ? Les bêtes la dévoreraient en une poignée de secondes et il s'agissait clairement les adversaires les plus faibles de leur groupe. Elle était inutile. Complètement inutile.
Will entailla le dresseur qui grogna de douleur. Il recula en se tenant les côtes et vacilla. L'un des uros se détourna d'Elliot puis se jeta sur Will qui l'esquiva. La bête se plaça entre son maître et l'héritier, mais cela ne suffisait pas à intimider son adversaire. Ce dernier, le regard fixé sur la créature, fit quelques pas de côté en utilisant son corps pour cacher la lame qu'il avait relevée vers le haut. Il s'élança alors sur l'uros.
En réponse, la bête usa de sa plus puissante arme. Son cri. Selena tomba aussitôt comme une masse en hurlant. La douleur était insupportable. Des milliers d'aiguilles incandescentes transperçaient chaque cellule de son corps, encore et encore, et ce, pendant des heures. Entre ses paupières voilées de rouge, elle distingua la silhouette de ses compagnons à terre et celle de leurs ennemis debout.
Gabriel et Adam étaient en proie à des convulsions, tout comme le chef de leur adversaire. La dresseuse s'approchait des deux héritiers, la dague prête à frapper. Will, dans le même état, tentait de se redresser, sans résultat. Elliot était à quatre pattes. Son dos se soulevait sous sa forte respiration. Les dresseurs étaient tous debout, immunisés contre le cri de la bête. Celui que Will avait blessé s'était relevé. D'un violent coup de pied, il frappa l'héritier qui fut projeté plusieurs mètres plus loin. L'un des uros s'approcha de Merlin. Ce dernier, accroupi, était toujours en proie à la douleur.
« Selena ! Bouge ! Fais quelque chose ! Vite ! »
Si l'intensité du calvaire rendait impossible le moindre geste, il lui suffisait de la supprimer. Le sixième sens pouvait l'aider. Mais comment arriver à atteindre le vide si toutes ses pensées étaient focalisées sur la douleur ?
La bête avançait doucement vers le druide sans défense. Selena tenta de se concentrer, de faire appel à ce don qui l'avait secourue de nombreuses fois. Mais rien n'y faisait. La douleur faisait obstacle à son activation. Elle ne pouvait qu'observer, désespérée, l'uros s'approcher de Merlin.
Elliot poussa alors un puissant hurlement. Non pas de souffrance, mais de rage. De la vapeur s'échappa de son corps. Il se releva en rugissant :
– Assez !
Il bondit sur la bête qui les torturait tous. Il la frappa, puis mugit :
– À qui le tour ?
L'héritier était intimidant. L'aura qui l'enveloppait était visible de tous et paraissait avoir doublé sa carrure. Les uros s'étaient tournés vers lui en se repliant sous le poids de sa présence. Les héritiers furent tous libérés du cri. Adam et Gabriel en profitèrent pour retrancher leurs adversaires déstabilisés par ce retournement de situation. Le dresseur à la barbe incita sa bête à se focaliser sur Merlin :
– Le druide ! Occupe-toi du druide ! Ignore l'humain !
La créature hésita ne sachant qui attaquer. Selena en profita. Elle n'aurait qu'une chance. Elle dégaina sa petite dague et s'élança. En y mettant toutes ses forces, elle frappa au-dessus de la patte, à proximité du garrot. La lame trancha la chair et l'uros jappa. Le dresseur cria de douleur.
Malheureusement, ce ne fut pas suffisant pour neutraliser la bête. Elle riposta avec un coup de griffe. Une force invisible projeta soudain Selena en arrière. Elle évita l'attaque de l'uros de justesse. Merlin s'était relevé. La main toujours tendue dans sa direction, il gronda :
– Je suis prêt.
Selena crut que ses yeux lui jouaient un tour. Un bruit sourd s'échappa du corps de Merlin. Comme un déchirement. Et en un instant, le druide devint une bête gigantesque. Un ours, de la taille de deux uros. Avec un rugissement, il s'élança contre celui que Selena avait blessé. Il le plaqua au sol, puis planta ses crocs au niveau du cou. La créature jappa et tenta de se dégager. Mais rien n'y fit. Merlin-ours lui arracha la moitié de la trachée et l'uros cessa de bouger.
Selena entendit un hurlement. Le dresseur à la barbe s'effondra au sol en convulsant. Will ne perdit pas un instant et d'un coup d'épée lui transperça la poitrine.
– Vous auriez dû m'écouter, lui glissa-t-il.
Il retira sa lame puis, sans un seul regard à l'individu qu'il venait de tuer, il alla rejoindre Adam et Gabriel pour leur prêter main-forte.
Les trois hommes étaient accaparés par leurs adversaires, et Merlin et Elliot se battait comme des fauves. Qui était le plus sauvage des deux ? L'animal ou l'héritier ? Les deux étaient aussi violents que redoutables. Elliot semblait être en transe, le visage possédé par la rage et Merlin... Merlin était en train de croquer le bras de l'un des dresseurs.
Occupé par leurs assaillants, personne ne vit les deux silhouettes se dégager des ombres et avancer vers Selena. Il y avait un ennemi de plus. Un qui était resté caché. Un qu'elle avait déjà rencontré à Paris.
– Tiens, tiens, tiens, parla l'homme à la brûlure. Comment se retrouve-t-on ?