— Il y a du monde ? je demande bêtement à Phoebe.
Mon amie s'esclaffe mais passe tout de même un coup d'oeil à travers le mince espace entre les immenses portes d'un blanc immaculé de la verrière. Depuis l'autre côté nous parviennent des murmures de conversations et des éclats de rires.
— Vraiment, même Kate Middleton n'avait pas autant de monde à son mariage, répond Phoebe en exagérant à peine. Ils sont tous assis sur leurs chaises mais s'agitent comme des gamins le jour de Noël.
Je dois faire mon entrée d'ici quelques minutes. Phoebe sera derrière moi avec d'autres jeunes filles qu'Elasia a choisi en tant que demoiselles d'honneur. Comme je n'ai pas sympathisé avec grand monde ces trois dernières années, j'étais incapable d'en choisir d'autres que Phoebe.
— Oh mon Dieu ! s'écrie Phoebe d'une voix aigüe qui me fait faire un bond.
— Quoi ? je questionne nerveusement. Qu'est-ce ce qui...
— Alec est définitivement le mec le plus beau du monde ! s'exclame-t-elle en regardant toujours entre les portes. Tu peux au moins te rassurer là-dessus : physiquement tu ne trouveras pas mieux.
Pas sûr, me susurre ma voix intérieure la plus terrible. Il y en a un autre qui est encore mieux. Je secoue la tête pour dégager ces traîtresses de pensées loin d'ici.
— Elasia parle avec lui et il n'a pas l'air aussi nerveux que je m'y étais attendue, continue Phoebe en se remuant pour mieux voir. Mais si tu veux mon avis, ta mère est un peu trop proche de lui et n'arrête pas de le reluquer...
Un semblant de sourire s'esquisse sur mes lèvres. Elasia est incorrigible...
— Son musicien ne doit pas vraiment lui suffire, je fais dans une tentative d'humour.
Parler de sujets légers comme celui-ci est assez apaisant. Même si ça ne suffit pas à faire cesser les tremblements qui commencent à gagner mes mains.
— Je m'en contenterais bien, moi, du musicien, répond Phoebe pour rentrer dans mon jeu. J'ai remarqué qu'il me fixait l'autre soir, pendant qu'il jouait pour ta soirée de fiançailles.
— C'était parce que tu marchais comme une poule avec tes chaussures trop petites et que tu ne manquais pas une occasion pour critiquer Lorena en la désignant comme "celle qui cherche à tout prix à monter dans l'échelle sociale d'Astrialle".
— Ne me parle pas de cette dinde !
Nous éclatons de rire toutes les deux et là, je me dis que j'ai peut-être raison : si je me marie avec Alec, tout rentrera dans l'ordre. Les choses seront plus simples. J'oublierai son frère.
Mais un air de trompette provenant de la verrière me ramène aussitôt à la réalité. Les murmures cessent, Phoebe se place en vitesse derrière moi juste avant que les grandes portes s'ouvrent. Je n'ai même pas fait un pas dans la salle que d'un seul mouvement, tous les invités se lèvent en un vacarme qui résonne trop fort à mes oreilles.
Une musique de violon et de piano commence et je suis incapable de respirer. Je reste là, à l'entrée de la verrière, mon regard ne pouvant se fixer sur quoi que ce soit, ayant seulement conscience des centaines d'yeux braqués sur moi. Pourtant ce ne sont pas ces regards qui bloquent l'air dans mes poumons. C'est cette musique bien trop caressante, bien trop douce, qui devrait s'accorder avec les battements effrénés et incontrôlables de mon coeur.
Il faut que j'avance. Vraiment. Alors j'emploie toutes mes forces à bouger l'un de mes pieds et le placer devant l'autre. J'essaie de me concentrer sur quelque chose et remarque enfin Alec au bout de l'allée. Cela ne fait qu'empirer ma panique montante. Phoebe a dit vrai, il ne pourrait pas être plus parfait. Cette pensée semble creuser une nouvelle entaille dans mon coeur. Avance. Aucune fille de ce monde ne pourrait détourner les yeux d'Alec or c'est ce que je fais, lorsque mon regard dérive vers Elasia.
Elle affiche un sourire crispé et semble m'articuler quelque chose silencieusement. La buée recouvrant mon esprit m'empêche de décrypter ce qu'elle veut dire. Il faut que tu marches, me souffle une voix. J'ai déjà marché un nombre incalculable de fois. Je n'ai qu'à faire comme si rien n'était spécial, comme si je n'étais pas en train de décider de mon destin. J'ai déjà fait ça à mon intronisation. J'ai grandi depuis ce temps-là. Je devrais être plus forte, or je ne suis plus rien. Juste un pas.
J'avance de quelques centimètres en essayant de décrisper ma poitrine. Si je respire, j'arriverais à avancer. Toute trace des recommandations d'Elasia concernant la vitesse à laquelle j'étais censée remonter l'allée sont perdues fort loin. Autour de moi, personne n'ose encore murmurer mais il suffirait de quelques secondes de plus pour que tout soit fichu. N'est-ce pas ce que tu voudrais, au fond ?
Pour faire taire ce questionnement débile, je fais trois pas en prenant une inspiration qui me paraît chargée d'un air trop chaud. J'entends les musiciens improviser une suite à leur morceau, répétant la mélodie comme si c'était un disque passé en boucle. Ils n'avaient pas prévu que je mette autant de temps. Alors je me décide à avancer franchement, certainement beaucoup trop vite, chaque pas me rapprochant un peu plus d'Alec. Il n'y a aucune autre question à se poser.
Mais cette affirmation se brise en milliers d'éclats lorsque je repère Wren, au cinquième ou sixième rang, debout au milieu des autres invités. J'aurais pu ne pas le remarquer. Il ne bouge pas d'un pouce et semble même vouloir être le plus invisible possible. Alors mes jambes me trahissent. Je ralentis de manière presque imperceptible sauf que je suis sûre que n'importe quel idiot doit le remarquer. Mais c'est avant tout cette électricité si intense se dégageant autour de moi qui cause ma perte. Les ondes semblent littéralement grésiller dans la salle et brouillent même — durant quelques dixièmes de seconde — les accords de piano et de violon. Cela ne dure que le temps d'un battement de cils mais cela suffit à faire s'élever des murmures stupéfaits dans la foule.
Mes yeux croisent ceux de Wren et je m'attends à ce que leur expression soit impassible or ils sont empreints d'inquiétude. Je devrais m'en détourner et accélérer le pas mais je ne peux pas. En avançant tu renonces à eux, me murmure une voix que je voudrais étouffer entre deux oreillers. Tu n'auras plus le droit de ressentir cette vague brûlante une fois que tu auras rejoint Alec. Alors une nouvelle décharge électrique traverse l'air, plus douce, que je dois être la seule à percevoir, et je sens aussitôt mes battements de coeur se calmer. Je suis sereine, sûre de moi, je n'ai qu'à rejoindre Alec pour être heureuse. Tu n'avais pas le droit, Wren. Utiliser ton pouvoir pour me calmer, vraiment, c'est bas. Mais c'est peut-être ce qui me sauve car je rejoins enfin Alec et Elasia.
Ma mère m'adresse un drôle de regard que je ne parviens pas à interpréter et lorsque je joins mes mains à celles d'Alec, ce dernier semble troublé. Je m'efforce toutefois d'afficher mon sourire le plus radieux, comme si cela pouvait effacer ces derniers terribles instants et donner le change auprès des caméras et des invités. Mais je sais que je viens déjà de tout foutre en l'air. Surtout que du coin de l'oeil, je suis persuadée de voir Wren, mais je me hurle intérieurement de ne surtout pas tourner la tête.
— Mes chers amis, commence Elasia avec un entrain légèrement exagéré et forcé, nous nous ici réunis pour célébrer l'union de Son Altesse la princesse Isaluna du Peuple des Astres et d'Alexander Nightsun XVI.
Elle continue son discours pompeux mais aucun mot qu'elle prononce ne parvient à rester dans mon esprit. Je concentre tous mes efforts à ne regarder qu'Alec et à ne surtout pas ne serait-ce que jeter un bref coup d'oeil vers Wren. Or, plus Elasia poursuit ses banalités qui sonnent comme une langue étrangère à mes oreilles, plus une nouvelle vague de terreur m'envahit. Mais qu'est-ce que je suis en train de faire ?
Je ne me rends compte que je sers trop fort les mains d'Alec que lorsqu'il m'articule un "ça va" silencieux et inquiet. Je tâche alors de détendre au moins mes mains et étire encore plus mon sourire forcé si bien que j'en ai mal aux joues. Alec n'en semble pas rassuré le moins du monde mais ne cherche pas plus, conscient que derrière leurs télévisions, tous les membres du Peuple des Astres ont les yeux rivés sur nous.
— Alexander, fait la reine, en épousant Isaluna tu deviendras prince du Peuple des Astres. Seras-tu prêt à te dévouer à ce titre et ainsi assurer toutes les tâches qui te reviendront ?
— Je le suis, affirme Alec avec un léger sourire qui doit faire fondre toutes les filles derrière leur écran.
Elasia elle-même semble un peu plus rayonner.
— Avant l'échange des voeux, reprend-elle avec une soudaine appréhension quelque peu palpable dans la voix, il me faut poser une question.
Je sais exactement quels mots elle s'apprête à prononcer. Autrefois, lorsque j'assistais à des mariages en tant que simple petite invitée, ce moment était mon préféré. Aujourd'hui, mon coeur est à deux doigts de lâcher.
— Si quelqu'un dans la salle souhaite s'opposer à cette union, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais.
C'est si cliché qu'on pourrait en éclater de rire. Pourtant le silence qui tombe comme une masse sur l'assemblée est tout autre. C'est un silence d'attente. Comme si tout le monde se doutait qu'il allait se produire quelque chose. Alec a le malheur de tourner la tête vers la foule et je perds ainsi le contact avec ses yeux que je m'efforçais de fixer. Alors je glisse malgré moi un infime regard vers Wren.
Et le vois commencer à se redresser tandis que les immenses portes de la verrière s'ouvrent avec fracas.
À l'instant même où je distingue la jeune fille avançant avec détermination dans l'allée, tout revient. Une serrure semble littéralement se déverrouiller dans mon esprit, ouvrant sur une pièce lointaine et oubliée. Sur un espace de ténèbres.
Elasia pousse un jappement étouffé et je sens les mains d'Alec se crisper sur les miennes.
— Sérieusement, c'était beaucoup trop tentant, lance Rona en faisant remuer ses cheveux foncés autour d'elle. Qu'il parle maintenant ou se taise à jamais ? répète-t-elle. Je n'ai pas pour habitude de me la fermer.
Ses yeux étincellent plus que jamais et son sourire pourrait illuminer toute une prison.
— Vraiment, tu me déçois soeurette, me fait-elle en s'arrêtant au milieu de l'allée, les mains sur les hanches. Tu aurais quand même pu inviter ta soeur adorée à ton mariage !
Note de l'auteure :
Bah c'est vrai quoi, on ne pouvait pas faire de mariage sans que Rona ne s'incruste... 😜
J'ai l'impression que ce "rebondissement" était un peu trop prévisible mais j'avais vraiment envie qu'elle débarque en mode "I'm back bitches" 😅
(Petite info qui n'intéresse personne : "qu'il parle maintenant ou se taise à jamais" est vraiment mon moment préféré dans les mariages même si la phrase n'a même pas été prononcée au seul mariage auquel j'ai assisté...) 😂😅❤️