Phoebe et moi avons vraiment fait du bon travail : la villa Nightsun n'a jamais été aussi belle. Emplie de lumières chaleureuses et de diverses décorations très chic, on se croirait presque dans un nightclub luxueux. À leur arrivée, nos invités ont énormément apprécié l'ambiance festive régnant sur les lieux. Caroley, qui pour une fois, n'était pas à moitié soule, a fait remarquer à quel point la guirlande lumineuse que j'ai eu tant de mal à accrocher s'harmonise avec la couleur des murs et le marbre des escaliers.
— J'ai une excellente expérience dans tout ce qui concerne la décoration, m'a-t-elle confié comme si elle me faisait une grande confidence. À Astrialle, c'est mon frère et moi qui sommes obligés de nous charger de chaque réception. Le moindre détail compte !
Caroley s'est ensuite vite laissé emporter par les bouteilles de champagne présentes dans un coin d'une des salles à manger de la villa où Phoebe et moi avons tout installé pour la soirée. Darwin et Karlie sont arrivés il y a quelques minutes et nous sommes désormais au complet. Phoebe est surexcitée à l'idée de découvrir son gâteau que j'ai commandé chez le pâtissier du palais royal.
— J'espère qu'il y a beaucoup de chocolat, s'enthousiasme-t-elle. Et de la meringue aussi ! Oh Luna, dis-moi qu'il y a de la chantilly !
— J'apprécie quand les cuisiniers pensent à ajouter du rhum dans la pâte, lance Caroley sans s'adresser à personne en particulier, les yeux rivés sur son verre à moitié vide.
– Caroley, la rabroue son frère. Arrête un peu de jouer les alcooliques.
Depuis que Phoebe a vu Alexeï franchir le pas de la porte et a croisé son magnifique regard, elle ne cesse de lui jeter des coups d'oeil plus ou moins discrets. Chaque fois qu'il s'adresse à elle de sa voix chaleureuse, mon amie perd ses moyens et n'arrive qu'à former une suite de mots sans queue ni tête. Je ne m'étais pas trompée, je savais qu'il allait lui plaire...
— On devrait peut-être ranger le champagne si c'est trop tentant pour elle, suggère Alec en fixant bizarrement Caroley. Elle est comme hypnotisée par les bouteilles...
— Enfin Nightsun ! s'exclame Darwin. Comment veux-tu qu'une fête soit réussie s'il n'y a pas d'alcool ? Quoique toi, Luna et Phoebe n'ayez pas vraiment l'âge légal...
S'il s'affiche tout sourire comme si des recherches n'étaient pas menées contre lui en ce moment même, ce n'est pas le cas de Karlie qui semble extrêmement tendue. Bien sûr, elle s'oblige à sourire de temps en temps mais on voit que son esprit est partout sauf ici. D'autant plus qu'elle regarde sans arrêt par les fenêtres comme si une bête sauvage risquait de surgir à tout moment... Elle garde aussi la main posée sur le coude de Darwin, comme s'il allait s'évaporer.
Enfin, elle n'est pas vraiment la seule à avoir une drôle d'attitude... Assis à l'autre bout de la table, Wren qui prétendait adorer les divertissements, semble perdu loin, très loin dans ses pensées. Fixant un coin de la table d'un regard vide, il relève de temps en temps les yeux vers moi, inexpressif, avant de replonger dans son inactivité.
— Alors comme ça tu as survécu à Alma ? demande Alexeï à Phoebe, apparemment intéressé.
— Ça n'a pas été sans conséquence, marmonne Phoebe en rougissant bien qu'Alexeï ne lui ait pas adressé son sublime sourire à fossettes. J'étais... Je suis...
— Elle entend des voix, termine Darwin comme si ça n'avait rien d'étrange.
Phoebe lui adresse un regard de glace avant de rentrer la tête dans les épaules, dérangée qu'Alexeï soit au courant d'une telle chose.
— Ça doit être terriblement difficile à vivre, compatie Alexeï avec douceur sans avoir l'air dérouté. Tu peux être fière d'avoir surmonté cette épreuve.
Si des coeurs pouvaient sortir des yeux de mon amie comme dans les dessins animés, je crois qu'une flopée s'en échapperait.
— Il n'empêche qu'elle reste détraquée, lance soudain Wren sans se détourner du coin de la table.
Si des éclairs pouvaient sortir de mes yeux, je crois que Wren exploserait en cendres.
— Je ne suis pas détraquée, se défend Phoebe. Tu peux parler, toi et tes pulsions meurtrières.
— Je suis fier et j'assume mon côté tordu. Contrairement à toi qui es incapable d'admettre ce que tu es : une folle dingue.
Mais qu'est-ce qu'il a à être si désagréable ? Je sais qu'il ne porte pas Phoebe dans son coeur mais là...
— Il n'y a rien de déshonorant à entendre des choses que les autres n'entendent pas, intervient Alexeï. Cela te rend plus spéciale, c'est tout.
Je comprends alors la différence entre Alexeï et Wren : l'un a le comportement d'un gentleman, comme Alec, alors que Wren est tout simplement exécrable sans aucune raison. Comment peut-il si irrésistible avec moi et si insupportable dès qu'il a un public ?
Une sonnerie tonitruante de téléphone résonne soudain et fait sursauter Karlie jusqu'au plafond.
— Excusez-moi, je dois répondre, déclare-t-elle distraitement en se levant et en sortant son téléphone.
Nous la regardons disparaître dans un couloir, étonnés par son comportement si étrange. J'interroge discrètement Darwin du regard mais il hausse les épaules.
— Si vous voulez mon avis, marmonne Caroley comme si elle était en train de dormir, vous êtes tous détraqués.
Alec soupire en s'examinant les ongles, Darwin finit son verre, Alexeï et Phoebe baissent les yeux vers leurs assiettes et Wren ne bouge pas d'un cil, toujours obnubilé par la table. Tu parles d'une soirée d'anniversaire réussie ! Elasia avait peut-être raison : j'aurais mieux fait d'inviter beaucoup d'inconnus et occuper une salle de bal du palais.
Karlie revient quelques minutes plus tard, ses claquements de talons brisant un silence insoutenable. À peine s'est-elle assise que la sonnerie de la porte d'entrée nous fait tous tressaillir. Alec se lève sans demander son reste, visiblement heureux d'échapper à l'ambiance pitoyable régnant dans la pièce.
— Tu comptes attendre le déluge pour aller chercher mon gâteau dans la cuisine ? me demande Phoebe avec de grands yeux. Je n'attends que ça !
Je m'apprête à m'exécuter quand des voix élevées nous parviennent du hall. Sans me poser plus de questions, je me précipite vers l'entrée. Je manque de tomber sur les fesses quand je découvre Rona, radieuse sous la lumière de ma guirlande.
Appuyée contre le chambranle de la porte d'entrée, elle semble se croire chez elle, ce qui n'est pas complètement insensé quand on sait qu'elle a passé une partie de son enfance à la villa. En face d'elle, Alec fait malgré lui trembler les meubles l'entourant, les poings serrés.
— Ah Isaluna, te voilà ! s'écrie ma soeur dès qu'elle me voit. Je dois avouer que cet endroit m'avait manqué. Mais ces lumières dénaturent un peu les lieux...
— Qu'est-ce que tu fais ici ? je l'interromps tandis que les autres nous rejoignent. Nous nous sommes vues il n'y a pas si longtemps et au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je ne suis plus dans ta cage.
— Excellent, chère soeur ! glousse-t-elle avant de porter son attention sur Alexeï et Caroley. Vous souvenez-vous de moi ? Vous savez, la fille qui a fracassé deux assiettes à deux cents dollars pièce sur vos têtes ?
— Quoi ? s'exclame Alexeï. On nous a raconté que c'était un valet qui avait perdu le contrôle de ses pouvoirs par inadvertance... Et puis qui êtes-vous, d'ailleurs ? C'est dingue à quel point vous ressemblez à Isaluna...
— Je croyais que tu voulais rester dans ton "cercle d'initiés", je commente en étudiant ma soeur de la tête aux pieds. Pourquoi un tel revirement ?
— J'ai changé de plan, répond-elle en haussant les épaules comme si on parlait du sujet le plus léger du monde. Nouvelle stratégie.
— Tu fais la maligne mais je trouve que tu ne t'es pas arrangée, déclare alors Wren tandis que tous les regards se retrouvent braqués sur lui. Tu cherches à passer un casting pour un film de vampires au teint blafard ou quoi ?
Le sourire de Rona redouble dès l'instant où ses yeux croisent ceux de Wren. Elle s'écarte même du chambranle et se redresse.
— Ne fais pas le malin, je sais très bien que tu n'as que de vagues souvenirs de moi. Les plus nets sont ceux que tu as récupérés en buvant ces potions bizarres qui te font retrouver tes souvenirs enfouis. Mais si tu veux qu'on discute question physique, je suis obligée d'avouer que tu as plutôt bien évolué... Si tu savais à quel point j'ai regretté de ne pas t'avoir croisé lors de la petite bataille dans la forêt...
— Est-ce que quelqu'un peut m'expliquer qui est cette fille ? s'impatiente Alexeï.
— Ton pire cauchemar, murmure la voix de Phoebe derrière moi.
En me tournant, je constate qu'elle tremble de la tête aux pieds, le regard rempli d'horreur posé sur Rona, serrant le bras d'Alexeï comme une bouée.
— Phoebe, ma chérie ! s'extasie Rona avec des airs qui me font beaucoup beaucoup trop penser à Elasia. Les voix dans ta tête ne t'ont pas prévenue de mon arrivée ? On peut recommencer notre petite expérience, si tu veux...
Mon amie pousse un cri et se cache derrière Alexeï avant de tirer une Caroley encore plus paumée que d'habitude vers elle, sous les éclats de rire de Rona.
— Joyeux anniversaire, au fait, ricane-t-elle. Désolée d'interrompre cette jolie fête mais c'était une bien trop belle occasion pour intervenir.
— Intervenir pour quoi ? je m'énerve tout en cherchant le meilleur moyen de l'étrangler sans mes pouvoirs. Si tu veux du gâteau, nous ne l'avons même pas encore entamé.
— Oh pour une fois que je ne suis pas là pour t'embêter, tu pourrais te montrer plus aimable ! me reproche Rona en levant les yeux au ciel. Je veux juste t'annoncer que je m'en vais.
— Comment ça ? je m'étonne avec suspicion. Tu pars d'où, au juste ? Éclaire-moi un peu car je crois savoir que tu es un peu sans domicile fixe en ce moment...
— D'Astriad, précise-t-elle comme si j'étais d'une idiotie insondable. J'ai réussi à casser tes pouvoirs de Lunatique mais je commence à trouver une certaine lassitude à nos situations impossibles... Quoi qu'il arrive, toi et tes petits amis trouvez toujours le moyen de vous en sortir. J'ai envie que ça change, même si pour cela je dois attendre un peu...
— En gros tu veux te bâtir une armée de Malfaçons qui sache aussi bien contrôler leurs pouvoirs que toi, lance Wren. Classique.
— Je n'avais pas oublié à quel point tu étais imbuvable, rétorque Rona en éludant ainsi sa remarque.
— Tu prends peut-être tes grands airs mais rien ne nous empêche de te tuer, là tout de suite, répond-il avec son sourire malfaisant. J'ignore comment tu as fait pour détourner l'attention des gardes qui tournent autour de la villa chaque fois que la princesse est ici mais je sais que tes Malfaçons n'ont pas pu passer. Ces mecs-là sont forts et tes petits protégés ne sont pas hyper calés question contrôle et précision...
— Tu te demandes comment j'ai fait pour arriver jusqu'à votre porte ? claironne Rona qui semble particulièrement ravie de la tournure que prend la conversation. C'est simple : demande à Karlie.
Nous nous retournons tous vers l'intéressée qui évite soigneusement nos regards, même celui de Darwin. En retrait depuis le début, la main accrochée à la rambarde en fer de l'escalier comme si sa vie en dépendait, elle reste fixée sur Rona, impassible.
— Alors Karlie chérie ? fait ma soeur comme l'Obscure ne dit rien. C'est le moment où tu révèles à tout le monde que derrière ton petit visage d'ange se cache en fait une sale traîtresse qui m'a suppliée de rejoindre ma meute.
— Je ne t'ai pas suppliée, grince Karlie sans fléchir.
— Certes, mais tu as rôdé dans la forêt dans l'espoir qu'une de mes Malfaçons te trouve et a ensuite exigé une entrevue avec moi. Tout ce que tu voulais, c'était que je t'accepte dans ma meute, toi et ton petit Darwin.
— Karlie, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? s'affole Darwin, ses yeux dorés emplis d'incompréhension.
Mon amie se tourne finalement vers lui, au bord des larmes.
— Nous n'avons pas d'avenir dans ce monde, Darwin, s'explique-t-elle d'une voix rauque, le menton tremblant. Tout sera toujours contre nous. J'ai fini par comprendre que dans cette histoire, nous ne sommes pas du côté des Lumineux et des Obscurs, mais de celui des Malfaçons.
— Mais que dis-tu, mon trésor ? murmure Darwin en se rapprochant d'elle. Je ne...
— Notre futur est avec les Malfaçons, l'interrompt Karlie avec dans la voix une pointe d'hystérie me faisant sursauter. Je sais que tu crois que je délire mais je n'aurais pas agi de cette façon s'il y avait une autre solution.
— Karlie, j'interviens alors que Darwin attrape avec délicatesse le bras de mon amie dans un geste de réconfort, j'ai horreur de dire ça mais je suis la princesse du Peuple des Astres. Si je deviens reine un jour, j'abolirais cette maudite loi interdisant aux Obscurs et aux Lumineux d'être ensemble et...
— C'est là que je ramène ma fraise, me coupe Rona en levant les bras. Déjà, tu ne feras jamais rien pour cette "maudite loi" comme tu dis, car tes chers conseillers ne te donneront pas ce droit. Et de plus, je ne te laisserai jamais devenir reine.
— Elle a raison, Darwin, renchérit Karlie toujours sans quitter des yeux son bien-aimé. Partir avec elle est notre seule chance de vivre une vie tranquille.
— Une vie tranquille ?! s'écrie Darwin en secouant légèrement son bras, comme pour la réveiller. Je préfère rester enfermé pour l'éternité dans les cachots du palais plutôt que de passer une journée dans sa meute. Si tu fais ça à cause de mes histoires de procès, je te jure...
— Cela fait des semaines que nous sommes en contact, déclare Rona en se regardant les ongles. À votre avis, bande de niais, comment ai-je fait pour entrer dans la chambre de la Lunatique le soir de ce stupide bal d'intronisation ? Et comment ai-je su qu'Elasia organisait un charmant dîner avec ces deux gosses de riches d'Astrialle ? Puis vous croyez vraiment que Phoebe a perdu sa folie par l'opération du saint esprit ?
Elle s'esclaffe, exactement comme si au final, nous n'étions que des imbéciles de première... ce qui est peut-être finalement le cas. Je dévisage Karlie dans l'attente du moindre signe qui nous laisserait penser que Rona ne raconte que des idioties, qu'elle ne nous a pas trahis. Elle détache enfin ses yeux de Darwin et les pose sur moi. À ce moment, je comprends que je retiendrais ce regard toute ma vie. Celui de la culpabilité. De la tristesse. Des regrets.
— C'est moi qui l'ai aidée le soir du bal, avoue-t-elle en retenant toujours ses larmes. J'ai prétendu à Darwin que j'allais aux toilettes mais j'ai fait passer Rona en douce par les entrées arrière. Pendant des semaines je l'ai tenue au courant de tes moindres faits et gestes et...
Elle s'arrête, ravalant un sanglot.
— J'ai exigé qu'elle soigne Phoebe. Mais je te jure, je te promets que je savais pas qu'elle avait l'intention de t'enlever ou...
— Et tu croyais qu'elle allait lui faire quoi, McField ?! rugit alors Wren avec une colère étourdissante. L'inviter à faire du point de croix ou à jouer à la belotte ?
— On pourrait organiser ça un de ces quatre, lance Rona tout en continuant à se triturer les ongles, l'air désintéressée.
— Luna, poursuit Karlie sans tenir compte des interventions des deux autres, je ne t'ai fait et ne te ferai jamais de mal. Je suis tellement désoléee... Je sais que je ne suis qu'une égoïste mais je dois partir avec les Malfaçons, nous devons partir, termine-t-elle en se tournant vers Darwin.
— Karlie, balbutie Alec avec un regard suppliant. Dis-moi que tout cela n'est pas réel.
Lorsqu'elle s'attarde sur Alec, le coeur de Karlie semble se fendre encore plus et elle laisse des larmes dévaler ses joues. Je devine qu'elle voudrait le serrer dans ses bras mais elle reste aux côtés de Darwin.
— Je sais que tu ne peux pas comprendre, murmure-t-elle à Alec avant de se tourner vers Wren. Mais toi, je sais que si, même si tu ne veux pas l'admettre.
L'intensité du regard échangé par les deux Obscurs en dit plus long que trois pages de discours. Wren finit par perdre sa colère qui cède la place à une émotion indéchiffrable. J'ai l'impression d'observer la scène de très loin, comme si le son était étouffé et l'image floutée sur les côtés. Tout cela est d'une absurdité écrasante. Karlie, une traîtresse ? Karlie est un ange, tout le monde le sait.
— C'est bon, ils ont tous compris ? s'impatiente Rona. On peut y aller ?
Karlie fait un pas tremblant, lâchant finalement la rambarde de l'escalier tout en saisissant la main de Darwin. Sauf que ce dernier ne la suit pas, restant immobile.
— Darwin, murmure Karlie comme une supplique.
Devant le silence du Lumineux, les larmes de celle que je considère toujours comme un ange redoublent. Ne pouvant s'en empêcher, Darwin porte sa main libre à la joue de Karlie, essuyant avec une douceur comme je ne lui en ai jamais vu les coins de ses yeux.
— Je te suivrais toujours, Karlie, chuchote-t-il si bas que je ne suis pas sûre de tout entendre. Même quand je te crois devenir folle.
— J'en ai marre de vos niaiseries, soupire Rona en levant les yeux au plafond. Passons à la dernière étape, Karlie.
Mon amie tressaille avant de se tourner vers moi, une lueur d'espoir dans les yeux.
— Je suis tellement désolée, Luna, murmure-t-elle. Mais je te promets que ces prochaines années seront tranquilles, tu n'auras plus rien à...
— Viens-en au fait, je lui ai déjà dit ça, s'agace Rona en reluquant ses chaussures.
Karlie sursaute de nouveau et je crains qu'elle ne s'effondre en mille morceaux. Seule la main de Darwin dans la sienne semble la maintenir en état.
— Je suis tellement désolée, répète-t-elle une dernière fois avant de fermer les yeux et se mettre à parler un étrange dialecte.
Plus vif et surtout moins éprouvé que moi, Wren pousse un rugissement étrange comme pour contrer les paroles en langue inconnue de Karlie, or deux oiseaux surgissent par la porte d'entrée et se ruent sur la guirlande lumineuse. Ils s'en emparent en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et encore une fois, sans que qui que ce soit ne puisse réagir, la guirlande s'enroule autour des poignets d'Alec, Wren, Phoebe, Caroley, Alexeï et moi, formant ainsi une chaîne de prisonniers. Une force invisible empêche mes membres de se débattre. Rona s'approche de nous d'un pas vif après avoir félicité Karlie d'un regard. Ma soeur plonge ses yeux glaçants dans les miens et un courant d'énergie crépite autour d'elle.
— Vous allez m'oublier, commence-t-elle alors que la guirlande se resserre de plus en plus au fur et à mesure que les oiseaux contrôlés par Karlie tirent dessus. Vous allez oublier que je représente une menace. Je passerai voir cette chère Elasia et tous ceux qui sont au courant de mon existence juste après.
Sa voix devient alors hypnotique tandis que je tente de décrypter ses paroles, d'y trouver un sens. La douleur dans mes poignets me donne le vertige mais une certitude domine toutes les autres : la magie qu'utilise Rona n'a pas d'égal. Ses yeux me fixent mais je suis quasiment sûre qu'ils fixent tous les autres en même temps. Le pouvoir des Malfaçons, je songe soudain tandis que le spectacle se déroulant devant moi semble irréaliste. Depuis quand as-tu dépassé la frontière du réel, au juste ? me souffle une voix.
— Vous ne vous souviendrez pas de moi, continue la voix envoûtante s'emparant de mon esprit tandis que je ne vois plus que des yeux d'un vert luisant au milieu d'un décor flou. Si vous lisez mon nom en quelque part, il ne vous inspirera rien du tout, vous passerez à autre chose. Vous aurez en permanence l'impression d'avoir oublié quelque chose mais pour vous, les Malfaçons ont toutes été tuées lors de la bataille finale avec Alma au Lac des Aurores. S'il y a des trous dans vos mémoires par rapport à des souvenirs liés à moi ou aux Malfaçons, vous penserez automatiquement à autre chose. Vous serez persuadés que Darwin et Karlie sont partis faire un tour du monde. Vous vous souviendrez de tout uniquement lorsque vous me verrez, lors de mon grand retour, quand enfin je reviendrais plus forte que jamais.
Ces paroles semblent comme se graver dans mon esprit, pareil à si on les écrivait dans le marbre de ma mémoire. La voix prononce ses derniers mots tandis que la lumière des iris verts faiblit :
— Elasia n'a eu qu'une seule fille. Isaluna n'a pas de soeur. Il n'y a plus aucune menace.
Cette dernière phrase résonne plusieurs fois en un murmure dans ma tête tandis que les iris s'éteignent. La pression sur mes poignets cesse en un instant et le temps que mes yeux s'adaptent à la perte de cette lumière verdâtre, la porte d'entrée de la villa Nightsun claque en un coup de vent.
Quand enfin je parviens à distinguer les personnes présentes dans le hall tout en me massant les poignets, je m'étonne simplement qu'Alec, Wren, Phoebe, Caroley et Alexeï soient dans le même état d'hébétude que moi. Je regarde partout autour de nous, cherchant je ne sais quoi qui pourrait m'aider à me souvenir pourquoi nous sommes tous ainsi, dans ce hall, à nous frotter les poignets et les yeux.
— Qu'est-ce qu'on fait ici ? demande Alec d'une voix faible.
À nos pieds git une guirlande lumineuse dont les petites ampoules sont par endroits cassées. Je remarque les minces filets de sang s'écoulant des poignets de Wren et de ceux de Caroley. Je cherche une nouvelle fois un sens à tout cela, en vain.
— La guirlande est tombée sur vous ? demande Phoebe en s'adressant aux deux ensanglantés.
Tous deux semblent hésiter quelques secondes avant de hausser les épaules d'un même mouvement.
— J'ai bien vu que la princesse galérait à l'accrocher, déclare Wren. Ne devons-nous pas manger ton gâteau, Phoebe ?
Mon amie acquiesce vivement avant de partir d'un pas vif vers la salle à manger puis d'être suivie par tous les autres. Seuls Alec et moi nous attardons dans le hall.
— Darwin et Karlie sont partis ? demande-t-il en fixant la porte.
— Je crois qu'ils ont dit qu'ils partaient en voyage à travers le monde, je lance machinalement sans savoir d'où je sors cette affirmation. On risque de ne pas les revoir avant un bon bout de temps.
Alec hoche la tête comme si ça lui était revenu d'un coup et part vers le hall rejoindre les autres. Je reste encore un peu à regarder cette guirlande avant de m'étonner d'entendre des caquètements d'oiseaux au-dessus de ma tête. Quand et comment sont-ils entrés ? Sans chercher plus d'explications, j'appelle Wren pour qu'il les fasse sortir grâce à son don d'Obscur et une fois cela fait, je regagne la salle à manger en ayant l'oppressante impression d'oublier quelque chose...