Le lendemain, je me réveille doucement sous un ciel grisâtre duquel tombe une petite pluie fine. Dommage, moi qui voulait aller courir cet après-midi, finalement je vais plutôt rester ici! De toute façon, j'ai intérêt à avancer dans le montage de meubles et Daryl va pouvoir m'aider puisqu'il ne travaille pas le dimanche. D'ailleurs, j'entends de la musique dans le salon, pas trop fort pour ne pas me réveiller. Je me lève rapidement sans prendre le temps de me regarder dans le miroir. Après 10 mois de vie commune, il sait très bien à quoi je ressemble au réveil! Et étrangement, il m'a dit qu'il me trouvait adorable avec mes cheveux en bataille, mes tout petits yeux du matin et mon pyjama „I <3 Bob Ross". Comme on dit, l'amour est aveugle.
J'entre dans le salon, aussitôt accueillie par Lazslo qui vient me tourner autour, tout content. Assis sur un coussin, mon ordi sur les genoux, Daryl lève le nez.
„Salut, Schtroumpf paresseux. Bien dormi?
-Moui."
Je m'approche de lui pour l'embrasser gentiment. Mes yeux tombent sur l'écran de l'ordinateur qui affiche l'écran du bureau. Il y a une fenêtre ouverte dans la barre des tâches, une recherche internet mais je ne vois pas le sujet.
„Tu fais quoi?
-Rien d'important. J'ai fait du café et j'ai sorti Lazslo."
Okey, c'est un peu bizarre comme réponse... J'espère qu'il était pas sur un site porno! Malgré tout, je passe une main affectueuse dans ses cheveux.
„Mais c'est l'homme parfait ce garçon!
-Evidemment."
Il m'adresse un clin d'œil alors que je me rends dans la cuisine pour me servir un café et trouver de quoi manger.
„Crevette, elle est dans quel carton l'enceinte bluetooth?
-Celui avec tous les chargeurs, dans la chambre.
-Merci!"
Je récupère ma boisson et un paquet de gâteau avant de revenir dans le salon pour m'asseoir près de mon homme. Celui-ci a laissé l'ordinateur pour aller chercher l'enceinte et la musique qui en sort est soudainement coupée par une pub.
Et allez...
Pff, je me souviens d'une époque où j'écoutais toute la musique que je voulais sans pub en plein milieu. Agacée, j'ouvre la fenêtre internet pour arranger le problème. Mais je ne tombe pas sur le bon onglet. Mon sang se glace dans mes veines.
Mais...
Là, devant mes yeux, il y a mon voisin qui me regarde en souriant. Il s'agit de son profil sur un réseau social très populaire et il y a beaucoup d'infos sur lui. Il y a également une photo de sa femme, son adresse actuelle, celle de son travail... Je retiens mon souffle.
„Qu'est-ce que tu regardes?"
La voix de Daryl me fait sursauter et je me tourne vers lui. Il remarque tout de suite mes yeux écarquillés et la pâleur soudaine de mon visage. Je me lève, sentant la colère chauffer mes neurones. Putain, mais qu'est-ce qu'il lui prend de se renseigner sur ce type? Alors que je lui ai dit que je voulais oublier en plus! Je fronce les sourcils.
„C'est quoi ça? Demandé-je d'une voix glaciale tout en tournant l'ordinateur vers lui pour lui montrer la page."
Il y jette un œil et soupire, lassé par avance de ma réaction qui risque d'être explosive.
„Ecoute, je vais t'expliquer...
-Ouais, t'as intérêt."
Il passe sa main dans sa nuque, visiblement mal à l'aise.
„Je...je voulais voir à quoi il ressemblait.
-Pourquoi?
-J'en sais rien, crevette."
Je me force à prendre une grande inspiration. Je dois me calmer. Après tout, il ne voulait pas mal faire et il ne voulait pas me forcer à en parler. C'est pour ça qu'il a fait ses recherches en douce.
„Je t'ai dit que je voulais plus y penser...commencé-je d'une voix contenue, mais il me coupe:
-Bah putain, je sais pas comment tu fais."
Je hausse les sourcils, surprise par son ton qui devient soudain plus sec, voire agressif. Je me cale aussitôt sur le même registre, sans vraiment le faire exprès.
„Comment je fais quoi?
-Comment tu fais pour ne pas y penser! Comment tu fais pour faire comme si de rien n'était alors que ce mec vit tranquillement sa vie après ce qu'il t'a fait!"
Mais...mais qu'est-ce qu'il lui prend d'un coup? Il sait ce qui m'est arrivé depuis plus d'un an et demi et soudain, il décide que ma façon de gérer ça n'est pas la bonne? Est-ce qu'il se rend compte au moins, de la difficulté de „faire comme si de rien n'était" après cet événement? Je ne peux tout simplement pas faire autrement. Ça s'appelle l'instinct de conservation. Je hausse les épaules, tendue.
„Je prends sur moi.
-Ouais, moi aussi. Mais ça suffit pas.
-Merde mais de quoi tu parles? Qu'est-ce qu'il te prend?
-Ça!"
Il sort un papier de sa poche et me le tend. C'est une photo. Non, pire, LA photo. La photo de mes parents, mes voisins et moi. Celle que j'ai découpé pour effacer Bowen de ma vie. J'ai vraiment été idiote de la garder! Mais...c'est plus fort que moi, je n'arrive pas à me débarrasser des photos où il y a maman.
„Tu...t'as trouvé ça où?
-Dans la boite à chaussures où tu ranges tes photos. Je croyais que c'était un carton du déménagement.
-Et t'as fouillé dedans.
-Ouais. Tu me les avais déjà montrées de toute façon."
C'est vrai...je ne lui ai jamais demandé de ne pas regarder ces photos. Je ne pensais pas...je ne pensais pas qu'il trouverait celle-ci.
-Mais celle-là, tu me l'as pas montrée.
-Je l'aime pas.
-Regarde, Axelle!"
Il s'approche de moi, me tendant la photo que j'essaie à tout prix d'éviter du regard. Je n'ai pas envie de la voir. Je ne veux pas voir le sourire de mes parents et mon visage brisé. Je ne veux pas voir la jambe de ma voisine. Je garde les yeux fixés sur Daryl mais il me colle la photo sous le nez:
„Regarde, putain!
-Qu'est-ce que tu veux que je voie??
-Regarde ce qu'il t'a fait!"
Sa voix se brise sur la dernière syllabe. Il a l'air au bord de l'implosion et je ne comprends toujours pas ce qu'il cherche à me faire comprendre. Lorsque mes yeux se posent sur la photo, ils sont immédiatement happés par le gouffre que je devine dans mon regard de petite fille. Je regarde cette enfant avec l'impression que ce n'est pas moi. J'observe ses cheveux bien coiffés, sa jolie petite robe, ses baskets avec des lacets multicolores. Et le contraste que sa tenue provoque avec son visage triste et apeuré. Je me rappelle de la terreur que je ressentais à chaque fois qu'il était près de moi, une terreur que même mes parents ne pouvaient effacer. Et en me voyant sur cette image, je sens les souvenirs remonter. Je revois le papier peint mauve pâle, je sens ses mains dans mes cheveux. Je ferme les yeux.
Non.
Je ne dois pas y penser. Je veux oublier.
„Arrête de fermer les yeux, Axelle, arrête de penser que tu peux effacer ce qu'il s'est passé en te convaincant que ça n'a pas existé!
-Arrête, Daryl!"
J'écarte la photo de mon champ de vision d'un mouvement du bras. Comment ose-t-il? Comment ose-t-il me torturer comme ça après ce que je lui ai confié? Comme ose-t-il dire ça alors qu'il m'a lui-même réconfortée?
„T'as dit toi-même que c'était mon choix. Que personne pouvait me le reprocher.
-Je te reproche rien.
-On dirait pourtant!"
Il s'apprête à répondre, hésite, soupire et ne dit rien. Je sens les larmes me monter aux yeux tellement je suis déçue par sa réaction. Je les ravale avant d'ajouter:
„J'aimerais bien pouvoir faire autrement! J'aimerais bien aller voir les flics et tout leur balancer, je voudrais aller au tribunal et faire plonger cet enfoiré pour le restant de ses jours, je voudrais lui cracher à la gueule! Je voudrais qu'il crève!"
Mais pour ça...il faudrait que je sois forte. Et je ne le suis pas. Je suis lâche. Je baisse les yeux, honteuse.
„Mais je peux pas. J'y arrive pas."
Faible.
Témoigner signifie se souvenir. Et ça fait trop mal. J'ai beau avoir pansé mes blessures, en retirer les bandages risquerait de les faire saigner de nouveau. Je ne veux plus jamais avoir mal.
„Moi je peux."
Je lève la tête, surprise par ce que Daryl vient de dire.
„...quoi?
-Je te reproche rien, princesse. Mais il faut que tu me comprennes...je peux pas rester sans rien faire.
-Qu'est-ce que tu veux dire?"
Il secoue la tête et regarde la photo qu'il tient toujours.
„Cette photo...Depuis que je l'ai vue, j'arrête pas d'y penser. J'arrête pas de penser à toi, toute petite, torturée par ce type... J'crois que j'avais jamais réalisé à quel point ça t'avait détruite parce que tu me l'as jamais montré."
Il me tend de nouveau la photo.
„Mais là, je le vois."
En même temps, comment ne pas le voir? A l'époque, je ne savais pas cacher mes émotions aussi bien que maintenant. Mon visage, ma posture, mon corps tout entier hurle „à l'aide" sur cette photo. Et pourtant, personne n'a rien vu.
„Et je peux pas laisser passer ça. Faut qu'il paye."
Je relève aussitôt les yeux. J'ai peur de comprendre ce qu'il veut dire...Ce qu'il veut faire. Je secoue doucement la tête.
„Ne t'approche surtout pas de lui.
-Pourquoi?"
Oh seigneur, et s'il lui disait? Et s'il lui racontait tout ce qu'il m'a fait? Et s'il le dégoûtait de moi, à jamais? Je ne peux pas prendre ce risque. J'avance jusqu'à Daryl pour prendre son visage dans mes mains et braquer mon regard dans le sien.
„Daryl, ne t'approche pas de lui.
-Tu crois que je peux le laisser s'en tirer? Après ce qu'il t'a fait?
-Ça changera rien!
-J'en ai rien à foutre. Les salauds comme lui méritent pas de vivre."
C'est ce que je craignais. Il veut me venger, il veut le tuer comme il a tué Julio. Et pourtant on sait tout les deux que cet acte le hante encore aujourd'hui. Je secoue la tête. Je ne peux pas le laisser faire ça.
„Fais pas ça.
-Pourquoi pas?"
J'avoue, moi aussi j'ai rêvé de le tuer, des centaines de fois, peut-être des milliers. Je l'ai imaginé souffrir et supplier comme je l'ai fait quand j'étais enfant. Je l'ai maudit, je lui ai promis les pires supplices. Je veux qu'il crève. Mais pas comme ça. Hors de question que Daryl ressente de nouveau cette culpabilité qui l'a torturée et le torture encore. En plus, le lien entre Bowen, lui et moi serait beaucoup trop facile à faire: s'il le tue, il sera arrêté et envoyé en prison, c'est une certitude.
„Je vais aller voir les flics, décidé-je soudainement."
La surprise se peint sur le visage de mon homme qui ne comprend pas d'où me vient cette résolution soudaine. Pourtant, c'est tellement logique dans mon esprit: je ne veux pas me souvenir, je ne veux pas témoigner, mais si en refusant je mets Daryl en danger alors inutile d'envisager cette option. Rien ne serait pire que de le voir m'être arraché, pas même l'idée de raconter mon calvaire. Si c'est ce que je dois faire pour l'empêcher de rendre justice lui-même, je le ferais.
„Crevette, t'es pas obligée..."
Si.
Je suis obligée de le faire, je ne peux plus y échapper. J'ai passé trop de temps à fuir et à refuser d'accepter la réalité. Mais au fond, peut-être que j'ai toujours su que ça ne pouvait pas se finir autrement. C'est la seule solution pour refermer définitivement mes cicatrices.
„Je veux le faire."
En réalité, une partie de moi est toujours cette enfant terrifiée par un monstre qui l'empêche de dormir la nuit. Mais l'autre...l'autre c'est la partie que j'ai créé pour survivre. C'est une adulte, qui a apprit à se battre, qui s'est juré de ne plus jamais être en situation de faiblesse. Il est temps de prouver que je suis plus forte que ça. Je suis plus forte que lui.
Mais pas tout le temps...
„C'est toi qui a raison, murmuré-je. Faut qu'il paye."
Ça ne sera jamais assez pour venger ce qu'il m'a fait. Mais au moins, il ne sera plus en état de faire de mal à qui que ce soit. Daryl me regarde longuement, cherchant la détermination sur mon visage comme pour s'assurer qu'elle ne faillira pas. Puis il sort une carte de visite de sa poche et me la tend. Dessus, il y a le nom d'Alyosha Stone, agent de la brigade de protection des mineurs, ainsi que l'adresse d'un commissariat. Je sens mon cœur se retourner lorsque je la prends dans ma main.
„Elle m'a donné ça en partant, explique Daryl."
Je regarde longuement le nom d'Alyosha Stone écrit en relief sur le petit bout de carton. Alors c'est à elle que je devrais parler. Elle deviendra la troisième personne à qui je parle de mon calvaire, et la seule que je ne connais pas. Est-ce que je peux lui faire confiance? Aucune idée. Mais c'est la première fois que je pourrais raconter mon histoire en étant sûre qu'on me croira. En lui parlant, j'embrasserai totalement mon statut de victime, mon statut de „survivante" comme on les appelle. C'est ce que j'ai toujours été. Une survivante. Maintenant, ça ne suffit plus. Je serre la carte dans ma main.
„J'irai la voir demain, décidé-je.
-Tu veux que je vienne?
-Non."
Au contraire, avoir Daryl avec moi risquerait de me bloquer. Je ne lui ai jamais donné les détails de ces agressions parce que je ne veux pas le dégoûter de moi, mais demain je devrais tout dire. Est-ce que j'en serai capable? Je lève les yeux vers Daryl. Le regarder me donne de la force. C'est grâce à lui que je suis venue à bout de mon blocage une première fois. C'est pour lui que je recommencerai. Mon homme glisse une mèche de cheveux derrière mon oreille avec douceur. Je crois que sa main tremble un peu.
„Qu'est-ce que je peux faire pour t'aider, alors?"
Je lève les yeux pour planter mon regard dans le sien. Une seule chose compte:
„Ne t'approche pas de lui."
Inutile de préciser de qui je parle, nous savons tous les deux. Je doute que Daryl puisse comprendre les raisons qui me poussent à lui demander ça mais le plus important est qu'il accepte. Bowen représente mon passé alors que Daryl est mon avenir. La rencontre des deux pourrait tout anéantir. Il hoche lentement la tête et je vois bien que cette concession lui coûte.
„Ok."
***
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