Hating, Craving, Falling

By VicArroyo

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| Gagnant Wattys 2018, catégorie « Acteurs du changement » | Si Charly Sanders est bien sûre d'une chose, c'... More

Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
ÉPILOGUE
Bonus - Lettre
Playlist Hating, Craving, Falling

Chapitre 16

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By VicArroyo

Le risotto d'asperge est absolument délicieux, et j'apprécie de le déguster dans une atmosphère légère en discutant avec ma tante. Le repas se passe plutôt bien pour le moment et je suis passée maître dans l'art d'ignorer l'autre bout de la table.

– Ah non, même pas ! rit Alma en racontant son anecdote. Charly s'était totalement déshabillée, elle avait revêtu un drap blanc en guise de toge et avait éparpillé des feuilles de laurier dans ses cheveux, puis elle avait couru partout dans le champ pour aller saluer les vaches à coup de « Ave César ». Sa mère a eu une trouille bleue ! Tu te souviens, Viviane ?

La concernée se fend d'un petit sourire discret à l'évocation de ces rares moments joyeux que l'on a partagés lorsque j'étais enfant, dont je n'ai que peu de réminiscence.

– Elle a fini par se faire courser par le troupeau, il paraît qu'elle a vite fait demi-tour, se moque Alex.

– Tu avais quel âge ? demande Chloé, riant de cette image insoupçonnée de moi qu'Alma lui renvoie.

– Aucune idée ! Je ne connaissais même pas cette histoire avant aujourd'hui.

– Elle avait quatre ans, s'immisce mon père d'une voix sèche et terne.

Et se tournant vers mon grand-père, il ajoute plus bas comme pour se justifier :

– À cette époque, on espérait encore qu'elle puisse être à peu près... normale.

La manière dont il rajoute ce mot à la fin de sa phrase manque de me faire sortir de mes gonds. J'ai envie de lui hurler dessus, mais je m'efforce de me contenir.

– Mon présent est tout ce qu'il y a de plus normal, merci, m'entends-je toutefois rétorquer d'une voix calme.

Je me concentre sur mon assiette pour pacifier mes nerfs menaçant de se révolter, et convaincre mon cerveau que ses réflexions ne m'atteignent pas. Je capte le regard de ma voisine qui semble vouloir m'apaiser. De son côté, Alma se racle la gorge et décide de changer l'orientation de la conversation.

– Et toi, Chloé ?

– Oui ?

– Parle-nous un peu de toi.

Ma collègue manque de s'étouffer avec son morceau de pain et je peux percevoir la gêne qui la traverse. Cette impression me déroute. Chloé n'est-elle pas censée apprécier d'être au cœur de l'attention, elle qui passe son temps à s'habiller de manière si excentrique qu'il est impossible de la louper au milieu d'une foule compacte ?

– Je n'ai pas trop l'habitude de faire ça... Cependant, si vous avez des questions je serais ravie d'y répondre, articule-t-elle avec un sourire hésitant.

Alma commence par lui intimer de la tutoyer, mais avant qu'elle n'ait pu formuler une quelconque question, Éric l'apostrophe à propos des suites du menu.

– C'est joli, tes cheveux, souligne alors Alex. Pourquoi tu as choisi cette couleur ?

– Ce n'est pas une couleur, affirme Chloé.

– Oui, bon, le blanc, le noir, couleur ou pas, c'est un débat d'artiste et de scientifique, argue-t-il.

– Non... Je veux dire que ce n'est pas artificiel. Je n'ai pas fait de teinture.

Un silence suit sa déclaration. J'ai du mal à comprendre, et je ne pense pas que Chloé soit du genre à mentir, surtout sur un truc aussi bateau que la couleur de ses cheveux. Pourtant, elle ne développe pas.

– Alors tu travailles avec Charly dans une agence d'évènementiel, si j'ai bien compris ? interroge Alma en reprenant la conversation où elle l'avait interrompue.

– Oui, en effet ! On est spécialisés dans les manifestations sportives, mais il nous arrive d'organiser d'autres choses si ça colle au thème de la montagne ou des sensations extrêmes.

– Ça a l'air intéressant, approuve ma tante. C'est une grosse boîte ?

– Pas énorme, non. Enfin, on est une petite quarantaine en comptant tout le monde, c'est déjà pas mal.

– Tu y travailles depuis longtemps ? s'enquiert Alex.

– Depuis trois ans, mais j'ai arrêté pendant six mois.

– Ah bon, pourquoi ? interviens-je, piquée dans ma curiosité.

Je la sens se tendre à côté de moi et gigoter sur sa chaise, traduisant son embarras.

– J'ai eu envie de voir autre chose, déclare-t-elle, évasive.

– Tu as bossé autre part ?

– Oui et non.

J'ai le sentiment qu'elle ne souhaite pas s'étendre sur le sujet, mais mon frère est lancé et l'invite à continuer. Elle lève les yeux au ciel imperceptiblement mais s'exécute avant que je ne puisse lui dire qu'elle n'est pas obligée. Si je suis tout à fait honnête, je remarque que moi aussi j'ai envie d'en savoir plus.

– Disons que j'en ai profité pour barouder un peu.

– Splendide ! s'exclame ma tante, qui a toujours adoré les récits de voyage. Où es-tu allée ?

Elle termine de saucer consciencieusement son assiette avant de se lancer dans son histoire.

– Eh bien, mon idée de base était de faire un tour des États-Unis en van, mais il y a eu quelques complications et je n'ai pas pu partir. Du coup, j'ai voyagé six semaines en Europe de l'Est avant de m'envoler en Nouvelle-Zélande pour quatre mois.

Ma tante s'est installée confortablement dans son siège, la joue posée au creux de sa paume, les yeux brillants d'étoiles face aux souvenirs que le récit de Chloé doit susciter en elle.

– Là-bas, j'ai travaillé bénévolement dans une prison pendant quelque temps.

J'accueille cette information avec stupéfaction. Sans m'expliquer pourquoi, j'avais l'image d'une Chloé assez attachée à son petit confort, pas vraiment du genre à s'aventurer hors de son territoire, et encore moins pour se confronter au monde carcéral.

– C'est possible ça, sans visa ? s'étonne Alex.

– Un ancien centre de détention pour être exacte, complète-t-elle avec un rire. Il a été transformé en musée et j'en ai profité pour me faire un peu d'expérience tout en étant gratuitement logée.

– Mmhh, j'ai entendu parler de ça en effet. Du « workaway » c'est ça ?

– Tout à fait, Alma ! Je vois que tu es à la page, plaisante-t-elle.

Chloé a vraiment l'air à l'aise aux côtés de mon frère et ma tante, et, curieusement, ce constat me satisfait plus que de raison.

– Et après, on s'étonne qu'ils resserrent leurs politiques d'immigration, si les étrangers viennent offrir gratuitement leurs services... marmonne Émile, l'autre cousin de mon père.

Bon sang, il est obligé de se foutre au milieu lui ?

Mes voisins de table ne semblent pas avoir entendu cette réflexion de haut niveau, et continuent la discussion.

– Et du coup, tu faisais quoi dans ce musée, un chantier de rénovation ? demande Alex.

– Ah non, du tout. Je travaillais sur une exposition visant à informer les visiteurs des conditions de détentions des personnes homosexuelles et transgenres dans les prisons. J'étais chargée d'un volet un peu plus activiste. On essayait de sensibiliser les gens à ces problématiques et les mobiliser pour atteindre le gouvernement.

Cette dernière déclaration me laisse pantoise. Je ne l'imaginais pas être une âme militante, et encore moins sur ce sujet.

– C'est délicat comme sujet, commente Alma.

– C'est surtout très important. En tout cas, ça a été véritablement instructif pour moi et j'ai été heureuse d'avoir pu poser une pierre à l'édifice.

Chloé dit ça simplement, sur le ton de la conversation, mais j'ai l'impression d'être irradiée par la fierté qui rayonne de son cœur. Je ne peux nier que cette nouvelle facette me surprend, moi qui l'imaginais plutôt égocentrique. Il me semblait bien qu'il y avait quelque chose si on grattait un peu.

– Du coup, je suppose que tu es aussi branchée militantisme en France ? Enfin, je ne sais pas s'il y a des associations de ce type en Haute-Savoie...

Elle s'apprête à répondre lorsque l'on surprend un soupir agacé provenant du bout de la table. Chloé louche vers eux sans bouger la tête avant de plisser des paupières.

– Oh, Charly... Les gays se cachent partout, la déviance est dans tous les recoins ! ironise-t-elle d'une voix forte en ondulant du cou, les yeux écarquillés.

Je suis sidérée par sa provocation à peine masquée, m'inquiétant de la réaction des personnes visées par sa remarque. Mais apercevoir leur tête alors qu'ils s'évertuent à faire semblant de discuter de leur côté agit comme une bénédiction. Nous avons très bien compris qu'ils épient notre conversation pour mieux la juger, sans toutefois l'assumer, visiblement. Plusieurs se mettent à toussoter ou à se racler la gorge, et mon oncle demande alors à mon père s'il a vu le match de la veille.

Pitié, plus cliché, tu meurs.

– Mais en fait, pas trop, reprend Chloé comme si de rien n'était. La situation s'y prêtait parfaitement en Nouvelle-Zélande, mais quand je suis rentrée...

– La lutte n'avait plus le même goût ?

– Oh non, ce n'est pas ça, rit-elle sans joie. Il y a de quoi se battre ici, encore. Il y a une tendance qui dit que comme le mariage pour tous a été accepté, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais ce sont des foutaises. Les couples homosexuels continuent à se faire constamment agresser et sont loin d'avoir atteint l'égalité en termes de droits. Et je ne parle même pas des personnes transgenres qui luttent quotidiennement pour simplement pouvoir être elles-mêmes.

– Tu sembles très passionnée par le sujet, ou en tout cas impliquée. Ça ne te manque pas ? questionne Alex.

– Disons que j'ai eu des choses à faire en rentrant, puis j'ai déménagé pour de bon en Haute-Savoie en repartant un peu de zéro... Je ne connaissais pas grand monde à part mes collègues de travail... Et j'ai eu d'autres combats à mener, révèle Chloé avec un faible sourire.

Je la sens s'égarer dans ses pensées, et pour une fois, je n'ai pas envie de la déranger. Je me tourne vers ma tante qui me regarde tendrement, comme si elle était en train d'assister à l'événement le plus mignon qui soit. Je ne comprends pas trop ce qu'il se passe dans son esprit, mais son visage respire la bienveillance et je dois avouer que c'est agréable au milieu de l'hostilité que me renvoient d'autres membres de ma famille. Ses pupilles passent de Chloé à moi et Alma me lance un petit clin d'œil presque imperceptible avec un sourire complice. Mais la voix rauque de mon grand-père, qui s'efforce de parler le plus discrètement possible – ou essaye-t-il vraiment ? – m'extirpe de mes pensées.

– Tu as de la chance dans ton malheur, grogne-t-il à son fils. Elle aurait pu vouloir un pénis pour compenser !

Mes poils se hérissent sur ma peau. Je fulmine. Depuis le début du repas, mon géniteur se donne à cœur joie de me provoquer par tous les moyens, fervemment accompagné de mon grand-père et de ses neveux. Ma patience est mise à rude épreuve, et je ne peux pas laisser passer ce genre de propos. Je m'apprête à répliquer quelque chose quand le timbre clair de Chloé s'élève à mes côtés.

– On vous entend, vous savez...

Je baisse la tête, une grimace sur le visage, attendant la sentence. Mais rien ne se passe. Je me décrispe et me tourne alors pour regarder en bout de table. Mon grand-père me fixe avec des yeux orageux. Quant à ses deux acolytes, ils alternent entre Chloé et moi, se demandant probablement comment une inconnue invitée par un membre de la famille qu'ils n'ont pas vue depuis plusieurs années a pu se permettre de sortir si naturellement une réflexion pareille.

– Nous aussi nous vous entendons, rétorque Émile. Vous jacassez depuis tout à l'heure avec vos sujets de conversations déviants. Nous ne sommes pas obligés de subir cela !

– Eh bien, vous n'avez qu'à entretenir votre propre conférence de puritains de votre côté au lieu de laisser vos oreilles traîner partout.

Je suis étonnée de la facilité avec laquelle je semble réussir à me soulever contre eux sans pour autant perdre mon calme.

– Charlotte ! gronde mon grand-père.

Oups, je suis visiblement allée trop loin.

Mais leurs réflexions commencent sérieusement à me taper sur les nerfs. Le dessert va être servi, nous sommes ici depuis presque trois heures, et je m'étonne encore d'avoir tenu aussi longtemps sans leur dire le fond de ma pensée. Qu'ils dénigrent ce qu'ils veulent me concernant, je ne suis plus à ça près, mais qu'ils ne s'avisent pas de s'attaquer à Chloé. Elle n'a rien demandé, et sûrement pas de venir volontairement dans cette famille de tarés.

– C'est vrai que ce ne sont pas des sujets à aborder dans ce genre d'occasions, ajoute une femme d'une quarantaine d'années qui ne me revient pas.

– Et pourquoi pas ? revendique Chloé, dont l'esprit militant semble prendre le dessus sur la bienséance attendue dans une telle situation.

Toute la tablée commence à prendre part à l'échange et je sens la tension amorcer le point de non-retour. J'aperçois le visage d'Alma se vider de ses couleurs. Elle s'est figée et ses yeux se promènent sur la scène qui se déroule devant elle sans en cerner totalement les tenants et aboutissants.

Refusant de participer à mon lynchage en place publique qui s'amorce, je me lève sans les regarder, faisant mine de débarrasser en vue d'apporter le dessert. Je gagne la cuisine et dépose les quelques assiettes que j'ai emportées en me retenant de tout balancer dans l'évier. Je sens une main se poser sur mon épaule et me retourne vivement sur une Chloé semblant inquiète. Mais je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit, car Alex nous a rejoint, talonné par mon père.

– Je crois qu'il est temps que tu t'en ailles, Charly, siffle-t-il.

C'est cette réflexion, cette toute petite insinuation que je ne mérite pas ma place autour de cette table, ce message à peine caché qui traduit le malaise que ma présence leur inflige, qui me fait véritablement sortir de mes gonds.

– Tu sais ce qui ne serait pas une mauvaise idée, papa ? répliqué-je froidement. C'est que tu la boucles pour une fois et que tu nous laisses bouffer plutôt que nous emmerder avec tes commentaires à deux balles.

– La boucler ? répète-t-il en haussant les sourcils. Pourquoi devrais-je te faire ce plaisir ? Je suis ici chez moi, j'ai grandi dans cette maison, ce qui n'est pas ton cas. Ce n'est pas parce que tu as joué dans le bac à sable du jardin pendant deux étés que tu as acquis tous les droits.

– Vous ne pourriez pas faire un effort ? C'est l'anniversaire de grand-père, bon sang ! s'indigne Alex.

‎– C'est justement ce que j'ai fait toute la journée. Ne serait-ce que le fait de venir ici, c'était déjà un effort de ma part.

– Mais je ne t'ai jamais demandé d'en faire, Charly, clame mon géniteur d'une voix glaciale. Ça ne change rien, ça ne changera jamais rien !

Il m'assène ça comme un coup de poignard en plein ventre.

– Tu n'aurais jamais dû l'inviter, Alex.

– J'ai quand même le droit d'être là, avec ma famille ! rétorqué-je.

– Mais si tu es ici pour gâcher le repas de tout le monde, ce n'est pas la peine. Tu as décidé toi-même que nous n'étions pas ta famille il y a neuf ans de cela quand tu as claqué la porte de notre maison. Qui t'a donné l'impression que tu étais encore la bienvenue ?

Je m'apprête à l'informer que tout se passait bien jusqu'à ce qu'il s'en mêle, mais cette réflexion fait remonter mon estomac dans ma gorge. Je ne sais pas ce qui me dégoûte le plus : que mon père s'octroie le droit de parler pour les autres, ou que ces derniers préfèrent ignorer la situation depuis la véranda plutôt que se manifester pour me défendre.

Je le fixe, la respiration erratique, ravalant mon envie de vomir. J'ai beau avoir cru faire mon deuil, toute ma haine bout au bord de mes lèvres et j'ai du mal à la contenir. Mais c'est ma douleur qui est la pire. J'ai grandi sans l'amour de mon père, toute mon enfance a été bercée de ses jugements, de ses critiques, de ses attaques, et pourtant j'ai toujours l'impression d'espérer quelque chose. D'espérer un quelconque changement de sa part. Ma poitrine se serre et je contracte mes mâchoires pour réprimer les larmes que je sens monter. Je ne lui ferais pas ce plaisir.

– Est-ce que j'ai seulement compté une seule fois pour toi ?

Je le vois lever les yeux au ciel et balayer ma plainte d'un revers de main.

– Ne commence pas avec tes chouineries, tu n'es plus une gamine.

– Parce que ça t'importe, peut-être ? Tu ne t'es jamais comporté en père lorsque j'en étais une, ce n'est pas maintenant que tu vas commencer.

– Tu es ridicule. Regarde-toi, Charly, personne ne t'attendait aujourd'hui, et tout ce que tu réussis à faire est de te donner en spectacle en me faisant passer pour le méchant de l'histoire.

– Mais tu l'es ! Tu n'as jamais eu ne serait-ce qu'un mot gentil pour moi !

Je me retrouve enfant à nouveau à l'implorer pour un peu d'attention et d'affection. Mais le seul sentiment qu'il me donne est d'être un parasite qu'il préfèrerait écraser sous sa semelle en caoutchouc.

– Parce que tu ne l'as jamais mérité, grogne-t-il entre ses dents, s'approchant tout près de mon visage afin que je sois la seule à entendre. Dois-je te rappeler de quelle façon tu me l'as prouvé il y a quelques années ?

Ses mots me heurtent de plein fouet et me déstabilisent. Comment ai-je pu me fourvoyer à ce point. Comment ai-je pu croire qu'il ne retournerait pas ça contre moi ? Un silence pesant s'étale entre nous tandis qu'il se redresse de toute sa hauteur et lisse sa chemise de ses mains sur son ventre bedonnant. Derrière lui, grand-père débarque dans la cuisine sur son fauteuil roulant, poussé par Éric affichant un air indécemment intéressé.

Forcément, contrairement aux promotions, mes détracteurs sont cumulables, eux.

Sa voix usée et tranchante s'élève alors du coin de la cuisine.

– C'en est assez Charlotte.

– C'est Charly ! m'époumoné-je.

Je ne comprends pas moi-même pourquoi j'alloue tant d'importance à ce qu'il m'appelle par mon vrai prénom, mais sa manière d'appuyer sur celui qu'il me donne n'est qu'un indice supplémentaire de sa volonté d'imposer ses règles.

– Charly est un prénom de garçon, un rappel constant de ce que tu n'es pas. Je ne fais qu'utiliser celui par lequel ta mère aurait dû t'appeler à la naissance.

Je reste pantoise face à tant de stupidité. J'ai l'impression de tomber des nues, d'avoir débarqué dans une grosse blague organisée. Ce n'est pas possible autrement. Je commence à vraiment me mordre les doigts d'avoir invité Chloé, qui ne me regardera sûrement plus jamais comme avant.

Ne t'inquiète pas va, elle ne te voyait déjà pas de façon très reluisante.

– Ça suffit ! s'interpose ma tante qui ramène des couverts au passage. Nous ne nous sommes pas rassemblés ici pour régler des problèmes personnels. Je vous saurais gré de bien vouloir attendre la fin du dessert pour vous entretuer, ironise-t-elle, espérant détendre l'atmosphère.

Mes yeux croisent deux noisettes dilatées. Je bloque sur leur propriétaire, comme paralysée. Je ne sais pas ce que je suis venue faire ici. Je sens les regards scrutateurs des autres personnes de l'assemblée qui nous épient depuis la véranda.

J'ai tellement de rage qui remonte en moi. Tellement de choses que je n'ai pas dites pendant toutes ces années, qui refont surface comme un tsunami qui menace de m'engloutir. Je me sens défaillir au milieu de tout ce silence.

Je regarde mon grand-père qui semble déjà mort, rabougri sur sa chaise, la peau frêle et pâle tachetée de marron. Ses os ressortent de sa maigreur maladive. À voir ainsi, il me ferait presque de la peine.

J'observe mon père dont les sourcils sont toujours froncés, qui ne dit rien pour me défendre, qui préférerait clairement que la personne qu'il n'a jamais considéré comme sa fille ne fasse pas partie de l'après-midi qu'il avait prévue avec le reste de sa famille.

Mon regard dérive sur ma mère et son inutilité affolante. Elle sourit faiblement, peinée, depuis sa place à table. Elle ressemble à une souris chétive au milieu d'éléphants. Mais elle non plus ne dit rien.

Je sens la chaleur de la main de mon frère se poser doucement sur mon épaule, comme pour me témoigner sa présence et son soutien.

Et je tombe à nouveau sur Chloé, sur ses cheveux d'un blanc éclatant qui dénotent de l'aspect terne de cet évènement, sur ses pupilles brillantes semblant choquées de ce qu'elles voient, sur sa présence allègre qui jure avec l'atmosphère de plomb qui nous entoure. À cet instant, elle flamboie d'authenticité alors que j'étouffe dans ma rancœur.

Je peine à respirer, j'ai la sensation d'un étau qui compresse mes poumons. Je ne peux plus rester là et faire semblant. Je m'excuse auprès d'Alma et me dirige vers la porte, la main sur la poitrine, avant de m'engouffrer dans l'espace ouvert de la cour accueillante, comme un condamné goûtant à sa libération.

J'entends des bruits del'autre côté de la maison. Des agitations qui traduisent le bazar que j'aiprovoqué. Je me sens coupable par rapport à mon frère et à ma tante. Et en mêmetemps, j'en veux à Alex de m'avoir embrigadé là-dedans, j'en veux à Alma de nepas avoir pris ma défense, bien qu'elle ne connaisse que la moitié del'histoire. Et surtout, j'en veux profondément à mon géniteur et à son pèred'avoir retourné le couteau dans la plaie. Comme on dit, l'enfer est pavé debonnes intentions, et on ne m'y reprendra plus.

*******

Oups !

Je n'ai pas eu le temps de poster hier soir finalement, donc je le fais maintenant. À une nuit près, on va pas chipoter 😏

J'espère que ce long chapitre vous a plu malgré l'ambiance tendue ! Qu'en avez-vous pensé ?

À plus tard pour la suite

xx

Victoria

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