– Réveille-toi !
Il eut toute la peine du monde à ouvrir les yeux. Et encore plus à lever la tête. Le sommeil ne lui permettait plus de trouver le repos. La douleur avait envahi ses songes.
– Lève-toi !
Bousculé, il ouvrit les yeux. Face à lui se trouvait un visage tuméfié et en sang. Il reconnut son ami. Ce dernier le força à se lever :
– Vite ! On n'a pas beaucoup de temps.
Que se passait-il ? Il n'arrivait pas à réfléchir. Il avait passé trop de temps dans le noir, recroquevillé sous la torture. La porte était grande ouverte. Son compagnon le tira vers la sortie :
– Viens !
Il le suivit comme un pantin. Il trébucha. Ses jambes ne parvenaient pas à le supporter. Il sentit à peine le choc. La douleur était trop puissante pour lui permettre de ressentir quoi que ce soit. Il resta au sol. Il ne trouvait pas la force de se lever. À quoi bon ? À quoi bon s'acharner alors qu'il était condamné à vivre ainsi ? Son camarade le força à se relever et le secoua :
– Ne t'avise pas de te rendormir !
Il grogna, puis articula :
– Sorti... comment ?
– Ils s'agitaient depuis quelque temps. J'ai profité de la venue de notre cher gardien pour lui soutirer des infos et la clé des cellules.
Il continua en murmurant :
– Et pour tenir ma promesse envers lui...
Il reprit :
– Ils ont traversé pour rejoindre Camelot. On va faire pareil. La clé est prête. Elle est restée au même endroit pour leur permettre d'envoyer des renforts. Il faut juste l'activer.
Son ami stoppa sa course et le força à se plaquer sur la paroi. À quelques mètres de leur position, un homme marchait d'un pas vif. Il ne les avait pas vus. Les deux fugitifs attendirent quelques instants avant de reprendre leur chemin :
– Ils ne sont pas tous partis, reprit-il. On doit se dépêcher. Notre évasion ne restera pas longtemps inaperçue.
*
Quelqu'un lui parlait. Mais il lui était difficile d'ouvrir les yeux. Elle était prisonnière de flashs, de rêves qui s'enchaînaient à toute vitesse.
Une ville immergée sous les flots. Une île montagneuse enveloppée de nuages. Des grottes abritant une jungle. Des forêts aux arbres gigantesques. Une épée argentée. Une cité immaculée. Un siège opalin. Des aurores boréales. Une lance. Une flamme blanche. Un calice. Et une voix : « Hâte-toi. »
– Selena !
Selena sursauta. Des yeux gris perçants la fixaient.
– C'est l'heure, chuchota Melvin.
Elle regarda autour d'elle, désorientée. Elle avait une migraine atroce. Et elle se sentait lourde. Pas reposée du tout. Selena se leva en soupirant. Elle était plus fatiguée qu'avant sa sieste. Elle sortit du couloir pour prendre l'air. Et fit face au fabuleux spectacle qu'offrait le crépuscule. Les couleurs chaudes et froides se disputaient le ciel, et les dunes, qui se paraient d'ombres, reflétaient la multitude de tons qui décoraient la voûte céleste. Elliot et Adam avaient déjà commencé à s'aventurer sur le chemin du désert, suivi de Will et Gabriel. Melvin et elle marchèrent dans leur pas. Le sable était encore chaud, mais la température ambiante restait supportable. Selena profita de la compagnie du druide. C'était le moment de lui poser la question qui la taraudait depuis l'épreuve du tunnel :
– Comment avez-vous fait pour sortir du couloir ?
Il tourna le visage dans sa direction :
– Il serait plus intéressant que l'on parle de la façon dont tu en es sortie. Qu'as-tu fait à l'intérieur ?
Désarçonnée par sa réponse, Selena resta muette. Elle aurait aimé connaître sa méthode, pour tenter de trouver une explication à ce qu'il lui était arrivé. Elle haussa les épaules et répondit :
– Je ne sais pas. Je me suis mise à percevoir ce qui m'entourait. C'était très étrange, comme si je voyais avec mon cerveau plutôt qu'avec ma vue. Mais je n'ai aucune idée de la façon dont je m'y suis prise.
Melvin hocha la tête d'un air entendu :
– Rares sont les personnes pouvant se targuer d'avoir réalisé un tel exploit. Nous avons tous les deux recouru à nos esprits. Les êtres vivants se reposent habituellement sur les cinq sens : l'ouïe, la vue, le toucher, l'odorat et le goût. La majorité ignore qu'il en existe un sixième : l'éther. Ou l'esprit, si tu préfères. À cause de sa complexité, il n'est que très rarement utilisé. J'ai mis plus de trois cents ans à pouvoir l'employer. J'ai dû faire de gros sacrifices pour y parvenir, et encore, je ne maîtrise qu'une infime partie de son potentiel. Quand je pense que tu l'as fait instinctivement, c'est absolument incroyable !
– Il m'arrive des choses plus que déconcertantes en ce moment, avoua Selena. C'est assez perturbant.
– Les humains ordinaires ne peuvent pas recourir à l'éther. C'est un sens trop délicat, instable. Et dangereux. Et cela vaut aussi pour les fées. Seules les plus anciennes parviennent à le maîtriser. Plus ou moins. Celles qui le comprenaient entièrement ont disparu, il y a bien longtemps. Mais je suspecte des Héritiers d'avoir recours inconsciemment à certains de leur aspect.
Son regard perçant se posa sur Selena :
– Les Héritiers s'éveillent à leur quinzième anniversaire. Tout sera plus clair lorsque tu atteindras cet âge.
Ils arrivèrent en haut d'une colline sableuse, rejoignant enfin les autres membres du groupe. Selena reprit son souffle. Marcher dans le sable était épuisant, surtout lorsque l'on devait gravir de hautes dunes. Ses pieds s'enfonçaient et parfois glissaient. Elle observa l'horizon. Le désert semblait sans fin...
– J'espère que nous réussirons à sortir de là avant que le jour ne revienne, dit Will.
– Si on ne veut pas finir comme du bacon frit, termina Gabriel.
– Nous devrons nous dépêcher et avoir un rythme soutenu, dit Adam.
Will jeta un bref regard dans sa direction. Selena leva les yeux au ciel. Était-il encore à penser qu'elle serait le boulet du groupe ? N'avait-elle pas assez prouvé sa valeur ? Sa patience disparut en même temps que l'astre du jour. Elle grogna :
– J'arriverai à le tenir, ton ryth...
Elle ne termina pas sa phrase. Son attention avait été subitement accaparée par autre chose. Face à elle, la nuit occupait l'horizon. Pourtant de la lumière caressait ses pieds. C'était des rayons de soleil. Et ils provenaient de derrière eux, à l'opposé du crépuscule qui venait de s'achever quelques secondes auparavant. Selena se retourna en direction de la source. Elle avait un terrible pressentiment.
– Dites-moi que je rêve ! s'exclama Elliot.
Une boule de feu émergeait de l'horizon. Ils avaient eu droit à un magnifique coucher de soleil, et maintenant, ce monde leur offrait la plus belle aurore que Selena n'avait jamais vue.
– Ce n'est pas possible, dit-elle.
– Le Sidh est un endroit défiant toute logique, et ce chemin à l'air de l'être bien plus, annonça Melvin le visage sombre.
– Il veut plutôt notre peau, bougonna Gabriel.
– Profitons du peu de temps où la température est encore tolérable pour avancer, continua Melvin.
Le groupe ne se fit pas prier et entama la descente de la dune. Il devait se hâter de trouver une échappatoire au désert, avant que celui-ci ne les carbonise tous.
La température monta progressivement jusqu'à rivaliser avec celle de l'enfer. Une heure après leur départ, Selena suait comme une éponge. L'heure suivante, elle n'avait plus la moindre goutte d'eau dans le corps. La chaleur était suffocante et assommante. Le ciel n'avait pas un nuage et les dunes se succédaient une à une, sans fin, minant peu à peu le moral du groupe. Les autres étaient dans le même état qu'elle. Personne ne parlait. Personne ne pouvait. Elle avait placé sa veste sur le crâne et chacun avait fait de même. Cela n'empêcha pas leur peau de rougir très vite. Selena passa sa langue sur ses lèvres gercées, aussi sèche que ces dernières. Elle avait soif. Très soif. Sa gorge criait au supplice à chaque déglutition. Du verre pilé semblait avoir remplacé sa salive. La voix rauque d'Elliot se fit entendre :
– Melvin ? Pourrais-tu nous faire apparaître de l'eau. Juste un peu, par pitié.
Melvin souffla, exaspéré :
– J'aimerais que vous arrêtiez de me demander d'exercer des enchantements comme on passe commande. Je peux à peine utiliser des sorts mineurs, alors créer de l'eau à partir de rien, n'en parlons pas. Donc, pour la énième fois, non !
Le druide toussa, éprouvé par ces quelques mots. Il leur fallait trouver de quoi boire, cela devenait urgent. Sinon, ils allaient tous y passer. Selena frotta à nouveau ses yeux desséchés par l'air aride. Sa tête subissait l'assaut de nombreux vertiges. Toute sa volonté était concentrée sur le mouvement de ses jambes. Un pas, puis un autre. Encore et encore. Il était hors de question, qu'elle soit la première à tomber. Après les remarques de Will, sa fierté le lui interdisait. Elle devait l'avouer, c'était uniquement cela qui la poussait à avancer, même si cela ressemblait plus à la marche d'une âme en peine.
Quelque temps plus tard, combien, elle l'ignorait, des taches vinrent brouiller sa vision. Ses vertiges augmentaient. Elle se sentait flotter, prête à s'effondrer. Une voix lointaine résonna dans ce brouillard :
– Je vois quelque chose.
C'était Adam. Selena plissa les yeux et se força à observer l'horizon. Il y avait, en effet, une ombre plus loin.
– Dis-moi que c'est de l'eau, ou de la bière, croassa Elliot.
– Ça ressemble à une oasis, répondit Gabriel d'une voix rauque.
C'en était bien une. Un étang turquoise entouré d'un champ de galets, recouverts de mousse, se distingua de l'horizon sableux, et, de cet éden, Selena ne vit qu'une chose : l'eau. Une bouffée d'espoir la poussa à avancer, avide, dans sa direction. Elle atteignit rapidement les abords de l'oasis. Les pierres étaient glissantes et le manque d'énergie la fit trébucher plusieurs fois. La vision du liquide bleu l'incita à se relever à chaque chute. De l'eau. Ses jambes n'allaient pas assez vite. Des craquements résonnaient. Pitié de l'eau, juste une gorgée. L'air ambiant était devenu doux et une légère brise vint la rafraîchir et apaiser les brûlures de sa peau. À quelques mètres de la mare, Selena entendit un roulement de galets. Par réflexe, elle tourna la tête dans la direction du bruit. Adam s'était élancé en courant. Comment pouvait-il utiliser autant d'énergie alors que l'on marchait depuis des heures sous un soleil de plomb ? Et ce n'était pas le seul. Gabriel était déjà sur le point de se jeter dans l'eau. Tout à coup, Adam le percuta et le plaqua au sol avec force pour l'empêcher de se relever.
– Qu'est-ce que tu fais ? cracha Gabriel, hors de lui.
– N'y va pas ! Que personne ne touche à l'eau ! cria Adam.
Que racontait-il comme âneries ? Ils étaient tous sur le point de mourir de soif. Pourquoi devraient-ils se priver de ce liquide merveilleux qui paraissait si pur et si frais ? Le soleil lui avait sans doute grillé le cerveau. Selena continua à avancer. Il lui fallait boire.
– J'ai dit que personne ne touche à l'eau ! s'époumona Adam. Le sol ! Regardez le sol !
Le sol ? De quoi parlait-il ? Ses yeux, bloqués sur l'étendue d'eau, ne voulaient plus s'en détourner. Selena se força cependant, au prix d'un grand effort, à baisser le regard. La mousse épaisse et douillette avait l'air parfaite pour une sieste. Les pierres dessous avaient une drôle de forme, mais rien qui ne sorte de l'ordinaire. Elles ressemblaient presque à des os.
Des os ?
Selena resta sidérée quelques instants avant de prendre conscience de l'horreur qui constituait le sol. La mousse ne recouvrait pas des pierres, mais des milliers d'ossements humains et animaux. Des fémurs, des griffes, des côtes et de nombreuses autres, dont elle ignorait le nom, étaient étalés par terre, mais ce qui était le plus visible était les crânes. Comment ne les avaient-ils pas aperçus plus tôt ? Malgré son corps qui souffrait de toute part, elle n'avait qu'une envie : courir loin de cet enfer en hurlant. Seul l'épuisement la protégeait de la crise d'hystérie.
Gabriel s'était calmé. Il avait compris. Il avait le nez dessus, impossible de ne pas s'en rendre compte à cette distance. Lui et Adam se relevèrent en vacillant.
– L'eau est empoisonnée, devina Will.
Selena ne put s'empêcher de geindre, complètement anéantie par cette nouvelle.
– Je ne pense même pas que ça en soit, supposa Melvin, le visage sombre.
Selena lança un regard vers l'étang. Il était si tentant. Une petite gorgée ne pouvait pas lui faire de mal... Adam parla d'un ton las :
– Ne restons pas là.
– Sans eau, on ne va pas aller loin, riposta Gabriel.
– Si tu bois ça, tu meurs à coup sûr !
Le groupe était épuisé et complètement déshydraté. Cette eau leur était indispensable. L'oasis leur avait ôté le peu de résistance qui leur restait. Celle qui avait représenté l'espoir de rester en vie, les narguait à présent. Les inattentifs auraient bu sans prendre garde à ce qui les entourait. Ceux qui avaient eu le malheur d'identifier le piège avaient alors eu le choix de poursuivre le périple et de mourir à petit feu dans le désert ou de mettre rapidement fin à leur jour. Le désespoir la guettait. Elle n'en pouvait plus. Elle n'avait plus la force de continuer. Qu'est-ce qu'il lui avait pris de participer à cette quête ? Elle n'était qu'une simple enfant aveuglée par des rêves d'aventures trop grands pour elle. Elle n'avait même pas assez d'eau dans le corps pour pleurer. Une main puissante se posa sur son épaule. Relevant la tête, Selena croisa le regard d'Elliot. Il chuchota de sorte que personne d'autre qu'elle n'entende ce qu'il avait à dire :
– Ne désespère pas. Je ne te laisserai pas mourir ici.
Selena baissa le visage piteusement et souffla :
– Je n'en peux plus. Je suis complètement dépassée.
Sans la ménager, il la força à le regarder :
– C'est un combat entre toi et le désert. Il ne veut pas te voir réussir et cherche à t'écraser. Mais laisse-moi t'apprendre une chose. Ne pense pas à la défaite. Jamais. Elle finirait par te consumer. Et dans notre monde, la défaite nous prend ce que l'on a de plus cher. Je ne vois les choses que d'une seule façon. Lutter et vaincre. Pour moi. Pour mes proches. Si quelque chose se dresse sur ta route, vaincs-le ! S'il est plus puissant que toi, alors bats-toi encore plus fort et surpasse-le !
Ravalant ses tremblements de lèvre, Selena soutint son regard. Cette épreuve ne l'avait pas découragé. Au contraire, au fond de ses yeux rougis par le soleil brûlait le souhait de balayer toute cette adversité. C'était un guerrier, un vrai. Elle prit conscience de ce qu'était réellement un chevalier de Camelot. Un être, qui même face à la mort, se battrait de toutes ses forces. Un être qui sans cesse la défierait pour atteindre son but. Un être qui jamais ne baissait les bras.
– Alors, petite fille, regarde-moi et prends exemple. Ce n'est pas aujourd'hui que nous allons périr.
Elliot se détourna du lac et fut le premier à repartir en direction du désert. Selena l'observa s'éloigner avec admiration. Il n'avait pas hésité une seule seconde. Par son acte, il fut celui qui la sauva de l'accablement, celui qui lui redonna courage et motivation, et celui qui amorça leur départ de l'oasis. Prenant exemple sur sa détermination, Selena marcha à sa suite, exténuée, mais prête à démolir cet environnement qui voulait leur perte.