Elle avait mal. Très mal. La souffrance concentrée dans sa poitrine se répandait dans son corps. Des voix lointaines et brouillées résonnaient autour d'elle et elle ne voyait de son environnement que d'intenses flashs blancs. Entre les assauts de lumières vives, différents paysages défilaient sous ses paupières. Mais ils changeaient trop rapidement pour qu'elle puisse les distinguer.
Cela allait trop vite. Elle n'arrivait pas à figer ces scènes. Pourtant elle le devait. Elle allait les oublier, et il ne le fallait pas.
Elle devait s'en souvenir.
Un arbre dans l'océan, de petites créatures ailées virevoltant autour de fleurs, une grande cité immaculée, des arbres aux fruits dorés.
Toutes ces visions lui échappaient.
Des voix retentirent à nouveau. Différentes. Incompréhensibles et cadencées. Elle les avait déjà entendues. Mais ce n'était qu'un lointain écho, et elle était trop faible pour se concentrer dessus.
Une citadelle, une île naviguant dans le ciel, un lac entouré d'une forêt, une épée blanche, une fontaine creusée dans la terre.
C'était flou, tout était flou. Elle avait mal. Elle était épuisée. Et les ténèbres l'attiraient, absorbant peu à peu les visions. La souffrance s'estompait. Tout comme les souvenirs. Mais elle ne pouvait plus lutter.
Un bruit se fit entendre au loin. Répétitif et aigu. Il l'appelait et l'exhortait à sortir du sommeil.
Ce fut difficile, mais Selena réussit à entrouvrir les paupières. La première chose qu'elle vit fut la blancheur éclatante et douloureuse du plafond. Elle referma aussitôt les yeux. Elle ne connaissait pas cet endroit. Il avait une odeur qu'elle n'aimait pas. Où était-elle ? Elle rouvrit à nouveau les paupières, doucement, en les clignant plusieurs fois. Elle se trouvait dans un lit, à l'intérieur d'une salle aussi blanche que le plafond et bien trop lumineuse.
Le sommeil l'appelait. Selena devait se faire violence pour ne pas céder. Elle était léthargique. Elle n'arrivait pas à penser clairement. Une perfusion était raccrochée à son bras. Elle entendait au loin le bruit répétitif d'un moniteur, celui-là même qui l'avait réveillée. L'hôpital ? Pourquoi était-elle ici ?
Tout d'un coup, la douleur. Son estomac se soulevait. Son cerveau était sur le point d'exploser face à l'assaut d'une migraine atroce. En voulant se redresser, une vive lancination lui traversa la poitrine et lui coupa le souffle. Lever les bras fut difficile, tant ils étaient lourds, mais Selena réussit à toucher son torse. Des bandages le recouvraient. Que s'était-il passé ?
Ses souvenirs étaient flous et son mal de tête l'empêchait de se concentrer.
Un homme entra dans la pièce. Brun, grand, avec une fine cicatrice qui coupait son sourcil en deux, il portait un uniforme. Peut-être un infirmier, ou un médecin, ou un autre membre du service hospitalier, elle ne savait pas, elle n'avait pas la force de s'en préoccuper. Selena voulait juste qu'on lui explique ce qu'elle faisait là.
L'homme écarquilla les yeux en l'apercevant. Il s'avança vers elle, observa ses constantes et lui parla d'une voix rassurante :
– Tu es à l'hôpital. Et tu es en bonne voie de guérison. Reste allongée, sans bouger, je vais chercher le médecin.
Il quitta aussitôt la chambre. Selena resta aussi immobile que possible. De toute façon, avec son corps qui criait à l'agonie, elle se serait étalée en sortant du lit... Elle ferma les yeux quelques secondes. Elle était épuisée. Mais elle ne devait pas se rendormir. Il fallait qu'elle sache la raison de sa présence ici.
Il revint quelques minutes plus tard en compagnie d'un homme quasiment chauve en blouse blanche. Ce dernier, plutôt âgé, mit ses lunettes pour lire les documents qu'il avait dans les mains. Il ferma le dossier dans un bruit sec, puis commença à parler avec un sourire se voulant rassurant :
– Bonjour Selena. Je suis ton médecin : Charles Arpy, et voici l'infirmier qui s'occupera de toi : Tomas Rubus. Comment vas-tu ? Tu t'es vite réveillée. On ne s'attendait pas à te voir consciente avant quelques heures.
Selena ouvrit la bouche et un son inhumain en sortit. Elle dut se racler plusieurs fois la gorge sous le regard patient du docteur. Après quelques essais infructueux, elle arriva enfin à prononcer des mots compréhensibles :
– Ça ne va pas du tout. Je crois que mon cerveau est en train de fondre. J'ai super mal à l'épaule. J'ai du mal à bouger mes membres.
Elle prit une inspiration pour clore l'énumération de tout ce qui n'allait pas :
– Et je ne vais pas tarder à vomir.
L'infirmier lui tâta le bandage avant de hocher la tête en direction du médecin. Celui-ci sourit à nouveau et répondit :
– Pas d'inquiétude. Ce sont les effets secondaires de l'anesthésie. Ils devraient rapidement s'en aller. Nous allons te donner des antidouleurs en attendant.
Comment ça, ce n'était rien ? Selena avait l'impression que sa tête allait éclater et que son estomac remontait le long de l'œsophage pour sortir par la bouche. Elle essaya de se calmer et inspira longuement. Mauvaise idée, cela provoqua une nouvelle vague de douleur. Elle retint un gémissement et attendit quelques instants que la souffrance s'atténue. Selena lui posa enfin la question qui l'obnubilait depuis son réveil :
– Qu'est-ce que je fais ici ? Et que s'est-il passé ?
Son sourire disparut.
– Tu ne te souviens pas ?
– Je n'y arrive pas.
Il se pinça les lèvres, réfléchissant.
– Tu dois encore être en état de choc. Ce n'est pas rare, après de telles situations...
Il se tourna vers Tomas, l'infirmier :
– Peux-tu aller chercher le docteur Girard et lui dire de venir ?
– Je m'en occupe.
Ce dernier quitta la pièce rapidement, laissant Selena seule avec le vieux médecin tergiversant. Il devait s'être passé quelque chose de vraiment grave pour qu'il hésite autant. Quelqu'un était mort ? Ou plusieurs personnes ? Tout le quartier ? Était-ce elle qui allait mourir ? C'était peut-être pour ça qu'il avait besoin d'un deuxième médecin ! S'il ne lui disait pas maintenant, ce serait le stress qui allait la tuer. Avec une voix cassée, Selena insista :
– Vous pouvez peut-être me dire, si je vais bien et pourquoi j'ai un gros bandage sur le torse, non ? Je vous assure que ça ne peut pas être pire que ce que je suis en train d'imaginer.
Il sourit et ôta ses lunettes :
– Tu as raison, je peux au moins commencer par ça. Ne t'inquiète pas, tu vas bien. Ta blessure est en bonne voie de guérison. Nous avons prévenu ton tuteur. Il fait ce qu'il peut pour revenir en France, mais ça prendra un peu de temps.
Aux dernières nouvelles, Adrian était en Islande. Et s'il était au courant que sa nièce était à l'hôpital, il devait remuer ciel et terre pour rentrer le plus tôt possible.
Tomas passa le pas de la porte accompagnée d'une femme mûre, à la silhouette rondelette et aux cheveux noirs coupés en carré. Le docteur Arpy présenta la nouvelle arrivante :
– C'est le docteur Girard. Une psychiatre. Il vaut mieux que ce soit elle qui t'explique pourquoi tu es ici.
Selena avala le peu de salive qu'elle avait dans la bouche, anxieuse. Une chose terrible devait s'être produite pour qu'il ait besoin d'une spécialiste de la santé mentale. La psychiatre s'assit sur le bord du lit et parla d'une voix douce :
– Bonjour Selena. Je m'appelle Julie. Tout va bien se passer, ne t'en fait pas. Tu es en sécurité ici.
Elle prenait trop de gants. Quelqu'un était forcément mort. Que s'était-il passé ? Un attentat ? Une bombe ? Une invasion de zombis ? Le déclenchement de la troisième guerre mondiale ? Pitié, il fallait qu'ils lâchent le morceau. La psychiatre continua :
– Ça va être probablement dur à entendre. Si tu as besoin d'en parler, sache que je suis là.
Elle marqua une pause, puis mit enfin un terme à son supplice mental :
– Nous ne connaissons pas tous les détails, mais d'après ce que l'on sait, il y a eu des coups de feu et tu as été touchée. La balle a traversé ton corps, au-dessus du cœur, sans causer de lourds dégâts.
Un gros silence marqua la fin de cette révélation. Tous les trois observaient la blessée en redoutant une potentielle crise de nerfs. Il n'en fut rien. Elle ressentit même un faible soulagement. Personne n'était mort.
Un pic de douleur transperça soudain son crâne. Comme si des milliers d'aiguilles chauffées à blanc s'amusaient à perforer son cerveau. L'homme en noir lui revint en mémoire. L'arme qu'il tenait dans sa main aussi, bien qu'elle ne parvenait pas à la visualiser correctement. La fréquence des bips-bips du moniteur augmenta, en rythme avec l'angoisse qui gonflait en Selena.
– Tu vas bien ? s'enquit la psychiatre.
– Oui, murmura Selena. Je... J'ai juste quelques souvenirs qui me reviennent en mémoire. C'est un peu douloureux.
La douleur se dissipa et Selena put à nouveau se concentrer. Elle leur demanda :
– Le tireur a-t-il été arrêté ?
– Pas encore, lâcha à contrecœur le docteur Arpy. La police mène l'enquête. Elle devrait passer prochainement, mais je leur ai interdit de venir avant mon approbation. L'intervention que tu as subie a été très lourde. Il te faut beaucoup de repos.
Selena hocha la tête, d'accord avec lui.
– Je reviendrais demain pour faire quelques tests, continua-t-il. Mais en attendant, essaye de dormir. Les effets de l'anesthésie ne se sont pas encore dissipés.
Prise dans un flot de pensées, la jeune fille acquiesça distraitement. Comment sa vie avait-elle pu en quelques heures, basculer à ce point ? Elle était passée d'une simple visite de routine chez le médecin à un séjour à l'hôpital à cause d'un tordu qui s'était mis à tirer sur tout ce qui bougeait. Selena savait qu'elle n'appréhendait pas comme il fallait cet incident. Elle était trop calme. Probablement à cause de la fatigue qui embrumait encore son esprit. Elle était si épuisée.
Les médecins et l'infirmier quittèrent la pièce, en la laissant seule avec ses interrogations. Ses yeux se fermèrent. Selena n'arrivait pas à se souvenir. L'homme en noir ne l'avait pas visée elle, mais la personne qu'elle avait contemplée. Pourquoi se retrouvait-elle blessée ? Le brouillard s'installa dans son esprit. Elle n'était plus capable de se concentrer suffisamment pour réfléchir. Le sommeil qu'elle repoussait depuis trop longtemps finit par l'emporter.
Elle vagabondait entre les grands arbres d'une forêt. Le soleil qui perçait lentement la nuit peignait les feuilles d'une douce lumière orangée. Les oiseaux se réveillaient, la brise faisait chanter le feuillage et l'herbe courte était perlée par la rosée matinale. L'ambiance était agréable. Paisible. Néanmoins, plus elle avançait, plus l'angoisse venait l'étreindre. Le vent amena de lointains échos. Des cris. Des râles. Des gémissements. Elle hâta le pas pour s'orienter dans la direction opposée. Elle avait peur. Elle ne voulait pas retourner là-bas.
Elle marcha au hasard. Sauta au travers d'un ruisseau. Tourna à gauche après avoir passé un arbre. Elle ne voulait plus entendre ces sons. En passant au travers de buissons, elle s'arrêta. Trois hommes étaient présents à quelques mètres d'elle.
Tous portaient une armure tachée par la boue et le sang. Le plus vieux, âgé de la cinquantaine, était assis contre un arbre, une épée blanche posée sur les jambes. Sa barbe, datant de quelques jours, ne réussissait pas à cacher sa pâleur. L'un de ses compagnons avait de longs cheveux blonds retenus par un cordon. Maculé de boue, il paraissait être le plus jeune des trois. Le dernier portait une épaisse barbe brune décorée de filaments blancs et avait une carrure imposante. Ils étaient tous deux accroupis près de l'homme assis, la mine grave.
La jeune fille avança discrètement vers eux. Ils ne faisaient pas attention à elle. Celui affalé respirait de façon saccadée. Elle aperçut, troublée, le sang s'échapper de son flanc et colorer le sol d'un tapis écarlate. Le blessé conversait avec l'un de ses amis dans une langue qu'elle n'avait jamais entendue, mais qu'étrangement, elle trouvait familière. Le chevalier blond s'opposait vivement au guerrier blessé et haussait le ton. Son interlocuteur lui répondait en murmurant calmement. Le dernier individu, témoin de la scène, les regardait silencieux. Son visage barbu, qui laissait paraître une immense tristesse, parlait pour lui. L'homme affalé émit alors une phrase qui donna à l'observatrice l'impression d'être une supplication.
Le blond arrêta de riposter et se mordit les lèvres. Sa face se tordit de souffrance. Il garda le silence quelques instants puis leva la main et la posa sur sa figure, cachant probablement les larmes qui menaçaient de s'en échapper. Il resta ainsi de longues secondes puis capitula. Il laissa retomber son bras et hocha la tête, la mine sombre. Ses yeux étaient rouges. Il luttait contre les pleurs.
Elle assistait à cette scène, les mains pressées sur sa poitrine. La peine que ressentaient les deux proches du chevalier blessé était si intense qu'elle lui enserrait le cœur.
Le guerrier mourant leva sa main et la posa sur l'épaule de son ami. Il murmura quelques mots et l'individu blond agrippa fermement le bras de son camarade, comme s'il ne voulait pas s'en séparer. En s'approchant un peu plus, la jeune fille remarqua qu'il lui manquait une main, probablement tranchée lors d'un combat il y a longtemps. Le blessé prononça une ultime parole et une lueur apparut dans les yeux du blond, celle de la volonté. Le mourant lui tendit l'épée blanche qu'il prit solennellement. Il se releva alors, et après un dernier regard et un dernier mot, il lui tourna le dos et s'en alla dans la direction de la jeune fille. Les larmes qu'il avait réussi à refouler s'échappèrent. Il frôla l'observatrice, et sans lui accorder la moindre attention, il s'enfonça dans la forêt.
L'autre chevalier demeura auprès de la personne à terre. Ils échangeaient des murmures. Le blessé luttait pour rester éveillé.
Le cœur aussi lourd que le plomb, elle s'approcha doucement du mourant. Sa respiration se faisait plus courte et sa poitrine se soulevait de moins en moins. Il était sur le point de rendre l'âme.
Il tourna la tête et la fixa de ses yeux d'émeraude. Quelque chose dans sa mémoire s'anima alors. Elle connaissait cette personne. Elle l'avait côtoyé et aimé. Le regarder s'éteindre la remplissait d'une tristesse insupportable. Des sanglots coupèrent sa respiration et les larmes coulèrent. Elle tomba à genoux et tendit les mains vers la poitrine du mourant, désespérée de le voir ainsi.
Le visage du guerrier se tourna vers elle. Jusque-là, crispé par la douleur, il se détendit et sa bouche s'étira en un sourire heureux. Dans un dernier souffle, il prononça ces mots d'une voix douce :
– Je te vois enfin.
Selena fut réveillée par des sanglots incontrôlables. Les larmes coulaient le long de son visage sans se tarir. Le chagrin qui l'étreignait ne se dissipait pas. Elle n'arrivait pas à se calmer. Elle avait l'impression de ne plus avoir de raison de vivre. Il était mort. Et tout était perdu.
À cette pensée, son cœur se dénoua. Que lui arrivait-il ? Cet homme n'était que le produit d'un songe. Elle ne le connaissait pas et ne pouvait même plus se souvenir de son visage. Ce n'était qu'une vision rendue trop réelle à cause des médicaments. Le rêve s'effaça petit à petit et emporta avec lui l'angoisse, laissant ainsi Selena plonger dans un sommeil plus paisible.