Elle était en troisième dans un collège privé à Paris. Puisque sa famille habitait en Bretagne, elle logeait dans un pensionnat à quelques rues de l'école. Hormis le fait de partager les douches avec d'autres personnes, c'était un lieu agréable. La salle commune était une grande pièce aux couleurs chaudes. Elle possédait une bibliothèque, des jeux de société et une petite télévision pour les soirées de week-end. Et surtout, les canapés y étaient confortables et idéals pour finir sa nuit en lisant.
Elle ferma le livre deux heures plus tard, lorsque les habitants du dortoir commencèrent à s'activer, et partit se préparer pour affronter la journée. En arrivant dans la salle de bain, armée de sa trousse de toilette, Selena fixa son reflet, dépitée. Sa tignasse brune semblait vouloir lutter contre la pesanteur, ses yeux gris étaient cernés et son teint blafard pouvait faire concurrence à celui d'un cadavre.
Quelques images de son rêve refirent surface et, prise de frissons, elle s'empressa de les dissiper en aspergeant son visage d'eau froide.
Après de longues minutes à essayer de se rendre présentable, sans succès, Selena rejoignit le réfectoire. Il était rempli de pensionnaires de tout âge, dont Emma, et son nez plongé dans un énorme livre. Le bavardage et le cliquetis des couverts ne perturbaient pas la concentration de l'excellente élève qu'elle était. Selena et sa colocataire avaient le même âge, à quelques mois près. Cela faisait trois ans qu'elles cohabitaient et que leur coup de foudre amical avait débuté. Les deux collégiennes étudiaient dans le même établissement à défaut d'être dans la même classe. Chose qui n'était jamais arrivée au cours de leur scolarité.
Selena s'assit en face d'elle et piqua la tartine qui traînait dans son assiette. Quelques heures auparavant, la tête d'Emma avait été aussi cadavérique que la sienne en ce moment même. Pourtant, son amie arborait un teint clair et tout à fait réveillé. C'était forcément une magicienne. Il faudrait qu'un jour Selena lui demande son secret. En croquant dans le pain, la jeune fille entama la discussion :
– Encore en train de travailler ?
Emma répondit, sans prendre la peine de lever les yeux :
– Je revois juste quelques points importants.
– Tout le programme, tu veux dire.
– On ne travaille jamais trop, rétorqua-t-elle en souriant.
Selena appelait ça de l'acharnement, mais soit... Elle relança la conversation :
– Quelle est la matière cette fois ?
– Les maths.
Selena fit la grimace :
– Outch ! Bonne chance. Moi, c'est anglais. À quelle heure commences-tu ?
– Dix heures.
Selena garda le silence quelques secondes avant de demander :
– Je te dérange ?
– Un peu.
Amusée par son manque de communication, Selena termina la tranche de pain. Emma n'était pas très bavarde lorsqu'elle était plongée dans ses révisions. Elle partit chercher son petit-déjeuner puis revint s'asseoir auprès de son amie pour l'engloutir, en silence cette fois.
Son repas achevé, elle attrapa la tartine qui restait sur son plateau et la plaça dans l'assiette d'Emma. Elle quitta la table après un dernier encouragement :
– À plus tard et bon courage pour tout à l'heure.
– Merci.
Emma prit le morceau de pain et se décida à poser son regard sur Selena :
– N'oublie pas l'infirmerie. Tu devrais t'y rendre maintenant. Tu as encore le temps.
– Oui, je vais y aller, répondit Selena distraitement.
– Promis ?
La jeune fille soupira, peu enthousiaste :
– Oui, promis.
Elle se présenta au centre médical du pensionnat juste après. C'était en réalité une petite pièce où vaquait une vielle infirmière. Elle était très gentille, mais elle ne faisait que distribuer des cachets mentholés à chaque individu qui se plaignait d'être malade. Selena lui expliqua son problème avant d'être examinée rapidement. La vieille femme établit enfin son diagnostic :
– Tu n'as rien de grave. Ne t'inquiète pas. C'est sûrement le stress qui a causé une crise de panique. Mais je vais quand même te prendre un rendez-vous chez le médecin, juste au cas où.
Elle composa le numéro sur le vieux téléphone de son bureau. L'internat était affilié à un cabinet médical dans le troisième arrondissement de Paris, à quelques stations de métro. Cela permettait de réserver un créneau spécifique dans la journée pour les élèves malades. Après un court échange, l'infirmière raccrocha et se tourna vers la Selena. Elle avait le privilège de récolter un rendez-vous en milieu d'après-midi pour une auscultation. La jeune fille cacha la moue naissante qui se profilait sur son visage. Elle aurait préféré éviter ça. Les médecins la mettaient toujours mal à l'aise avec leurs instruments bizarres et leurs remarques insistantes concernant sa condition physique, formidable selon eux. Avant qu'elle ne puisse quitter la pièce, l'infirmière lui demanda :
– J'ai des cachets si tu ne te sens pas bien. En attendant la consultation...
Selena s'empressa de refuser :
– Ça va aller, merci. Je devrais pouvoir tenir jusqu'à cet après-midi.
– Couvre-toi alors, il fait froid à l'extérieur.
Selena acquiesça avant de prendre congé. Il était temps de partir pour sa dernière journée d'école. Elle retourna dans sa chambre récupérer ses affaires puis descendit en courant les quelques étages qui la séparaient du hall d'entrée. L'infirmière avait raison, l'air était frais et humide. Il avait plu, et cela n'allait pas tarder à recommencer. Selena prit la route en espérant ne pas recevoir une averse sur la tête. Il lui fallait marcher une petite dizaine de minutes pour se rendre à l'école. Hors de question de tomber malade alors que les vacances n'étaient plus qu'à quelques heures.
Malgré cela, Selena trottina allègrement en direction du collège. Elle adorait cette atmosphère qui précédait la pluie. La lourdeur de l'air, l'humidité et son odeur l'apaisaient. Elle en profita pour traverser un parc boisé. Les arbres qui le constituaient étaient perlés de petites gouttes qui, en heurtant le sol, provoquaient des sons mélodieux. Les oiseaux chantaient, et quelques écureuils s'amusaient en sautant de branche en branche. Tous ces bruits lui donnaient l'impression d'assister à un concert. Elle avait grandi près d'une forêt, et ce genre de paysage lui rappelait la maison. Il lui faisait aussi perdre la notion du temps. Un chat noir avec une tache blanche sur le poitrail passa entre ses jambes et se frotta à elle. Il s'en alla tout d'un coup en galopant avant que Selena ait pu faire le moindre geste. « Curieuse bête », pensa-t-elle. Selena se rappela tout à coup qu'elle était attendue à l'école. En jetant un coup d'œil à sa montre, elle poussa un couinement d'horreur et détala à toute allure.
Elle arriva enfin dans la cour, la gorge sèche, mais à l'heure. Elle aperçut un groupe d'amis qui bavardaient entre eux. Soulagée d'avoir réussi, Selena se dirigea vers lui, en essuyant discrètement la fine goutte qui pendait sur le bout de son nez.
Robin, un blond maigrichon à lunette ronde, débattait vivement avec Marie, une collégienne haute en couleur avec ses bijoux et son vernis à ongles vert fluo, en parfait accord avec les élastiques qui décoraient son appareil dentaire. Léo, le plus grand de la bande et sûrement de tout le collège, leva la tête dans la direction de la nouvelle arrivée. Son visage rond, entouré d'un casque de cheveux crépus, s'arma d'un franc sourire blanc. Il s'exclama :
– Ah ! Enfin ! On a cru que tu avais loupé le réveil, ou que tu t'étais enfuie, par peur d'échouer à ce dernier contrôle !
Léo avait tendance à exagérer les moindres détails, mais si l'on n'était pas susceptible, il était de très bonne compagnie. Il continua sur sa lancée :
– Mais je constate qu'en fait, c'est le sommeil qui t'a fui.
– Pourquoi dis-tu ça ? demanda Selena.
Il prit une voix mielleuse absolument insupportable :
– Parce que les sublimes poches noires que tu arbores font ressortir de façon exquise tes petits yeux globuleux.
Robin éclata de rire pendant que Selena lança son regard le plus noir à Léo.
– Ne les écoute pas, dit Marie. Tu as des yeux magnifiques. Même tes cernes ne peuvent pas les gâcher.
Comme à chaque fois qu'elle abordait le sujet, Marie se pencha vers Selena et fixa longuement l'objet de ses compliments :
– Ce que je donnerai pour avoir les mêmes... Ils sont clairs comme la lune.
– Ou comme le caillou sur lequel tu es en train de marcher, rétorqua Léo.
Marie renchérit :
– Tu dis ça parce que les tiens sont noirs comme la plupart des gens. Jaloux !
– Je ne suis pas jaloux. Les miens resplendissent d'intelligence. De grands personnages ont eu les yeux noirs, tu sais. Il paraît que Jules César lui-même a eu les yeux noirs !
– Celui qui s'est fait poignarder à mort par ses fidèles conseillers ? susurra Selena.
Léo fit deux pas en arrière, faussement choqué :
– Tu veux dire que... Tu complotes contre moi ?
Il plaça la main sur son cœur en s'exclamant :
– Quelle violence ! Quelle scélérate fais-tu ! Ne puis-je donc avoir confiance en personne ?
Marie leva les yeux au ciel et coupa le laïus du prétendu empereur romain en s'adressant à Selena :
– On était en plein pari. Alors, Selena, tes pronostics ?
Ravie qu'elle ait interrompu Léo, Selena ne se fit pas prier pour répondre :
– Sur le texte que l'on aura au contrôle ?
– Oui, dit-elle. Robin a parié que ça portera sur le quatrième de la liste. On est donc assuré que ça ne sera pas celui-là.
– Hé ! se défendit l'intéressé. Ce n'est pas tombé depuis quatre ans ! Le prof a d'ailleurs dit en cours qu'il était important. Je suis sûr de moi ! Cette fois, c'est moi qui gagne !
– On verra ça, répliqua Marie en riant. Alors Selena ? Vas-tu oser renchérir sur cette déclaration ?
– Vu ma chance, ça va tomber sur celui que je maîtrise le moins. Je parie donc sur le dernier qu'on a fait.
– De toute manière, tu es douée pour les langues donc, quel que soit le texte, tu t'en sortiras. Comme Robin. Ou Léo, ce génie incompris.
Elle fit sa fameuse pose de diva :
– Suis-je donc la seule humaine de ce groupe ?
Léo leva les yeux au ciel :
– J'ai juste sauté une classe en maternelle. Ça ne fait pas de moi un génie.
– Et j'ai beau « être douée » comme tu le dis pour les langues, ajouta Selena, tu restes meilleure que moi en maths.
– Et en sport dans mon cas, soupira Robin.
Contrairement à Léo, ce dernier n'était pas bien grand et cela le complexait. Si l'on ajoutait à cela ses allergies, son asthme et sa mauvaise vue, le pauvre était clairement désavantagé en sport. Mais selon leur ami martiniquais, à défaut d'avoir la carrure d'un pro du basketball, il avait un cerveau aussi gros que celui d'Einstein. C'était le seul à rivaliser avec le travail acharné d'Emma.
– Tu vois ? dit Léo. Pense plutôt au repas de ce soir au lieu de jouer au vilain petit canard.
Avant chaque contrôle, ils pariaient sur le sujet de l'exercice qui tomberait. Cela leur permettait de se distraire et surtout d'éloigner le stress. Le ou les perdants devaient acheter de quoi grignoter ou une boisson. Après cette dure semaine, ils se feraient une petite soirée « malbouffe » comme le disait si bien Emma. Pour l'instant, Robin avait de quoi s'inquiéter, il s'était toujours trompé.
Le professeur les appela enfin et ils s'installèrent pour deux heures de travail. En voyant le sujet, Selena soupira. Cela était évidemment tombé sur le texte qu'elle aimait le moins. Elle jeta un coup d'œil à Léo et Marie qui lançaient des regards victorieux à un Robin dégoûté. Selena sourit et se concentra sur l'examen.
En sortant de la salle, assez mitigée par son travail, Selena ralluma son téléphone. Il vibra aussitôt en réceptionnant plusieurs messages, tous d'Adrian, son oncle :
« J'ai reçu un appel de l'internat. Tu es malade ? »
« Tu vas bien ? »
« Tu es à l'école ? »
« Réponds-moi, dès que tu peux. »
« Et rapidement, si possible. »
« S'il te plaît. »
« Tu es là ? »
« Toujours en vie ? »
« Je m'inquiète »
Selena ne put s'empêcher de sourire, mi-amusée, mi-exaspérée. Adrian s'inquiétait facilement pour tout ce qui la concernait. C'était son tuteur et il avait à cœur sa fonction. Un peu trop parfois.
« Je vais bien, juste un coup de fatigue. Je vais voir le docteur cet après-midi. »
La réponse ne se fit pas attendre.
« D'accord, tiens-moi au courant. »
« Promis. »
Selena rejoignit ses amis en rangeant le téléphone dans sa poche. Bien qu'elle détestait ça, elle les écouta donner les réponses qu'ils avaient mises durant le devoir. Quand arriva son tour, Léo lui posa la fameuse question :
– Alors, madame l'Oracle ! As-tu réussi ?
– Je ne sais pas trop, j'attends les résultats pour vous le dire.
– Ça y est, on est en vacances ! dit Marie en levant les bras en signe de joie. On va pouvoir souffler. En plus, Robin doit nous payer tout notre repas malbouffe.
– Hé ! Oh ! n'exagère pas ! s'écria ce dernier. Tu dois m'aider, tu as perdu quatre fois, je te signale.
– Oui, admit-elle, mais pas tout le temps. Et toi, Léo ?
– Trois, il me semble. Selena est la seule à ne s'être jamais trompée.
– Mais oui ! s'exclama Marie. Tu as raison ! Selena, la prochaine fois, tu nous diras quel sujet travailler avant de commencer les révisions ! Tu as fait un sans-faute cette fois.
– Que voulez-vous ? gloussa Selena. C'est mon super pouvoir caché.
– Alors, on fête notre libération ce soir ? demanda Léo. Ça donnera l'occasion à Robin de rembourser ses dettes.
Marie sautilla d'excitation :
– Oui ! On peut le faire chez moi. Mes parents sont d'accord. Selena, amène Emma, ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vue.
– Je ne crois pas qu'elle voudra. Elle a encore quelques matières optionnelles à passer.
– Demande au cas où, insista-t-elle.
– Je vais essayer.
– Rendez-vous à dix-neuf heures chez moi alors.
Malgré un Robin moins enthousiaste, tout le groupe accepta et se sépara sur ces entrefaites.