Le rire cristallin de Lise résonne dans l'appartement et renforce l'affreuse migraine menaçant de liquéfier mon cerveau lessivé. La voilà encore scotchée devant The Virginity Game, l'émission de télé-réalité la plus regardée au monde. Depuis notre emménagement, elle ne rate pas un épisode. Et je ne comprends pas ce qui lui plaît tant. Le concept me dérange profondément. Cependant, ne vous méprenez pas, j'adore ma colocataire. Malgré ses goûts bien différents des miens en matière de série.
— Oh, Jade ! Tu es déjà rentrée ? s'étonne-t-elle.
D'un mouvement fugace, ses yeux bleu clair voguent de son écran à mon visage éreinté. L'horloge virtuelle, intégrée à notre réfrigérateur, indique dix-huit heures quarante-cinq. Je n'ai pas terminé avant vingt et une heures depuis des semaines. Employée par une entreprise de production automobile de la région lyonnaise, j'investigue et solutionne tout ce qui risque d'entraîner un retard ou un surcoût. C'est intéressant, mais consommateur de temps et d'énergie.
— Oui, un miracle. Je crois que je commence enfin à m'améliorer dans mes enquêtes. Quand je me rappelle les débuts... J'étais complètement dépassée par les aspects techniques et les discussions qui n'en finissaient plus. Franchement, aligner production et qualité, quel défi ! Surtout quand les financiers s'en mêlent. Bref, maintenant que je me suis familiarisée avec les process, je cerne mieux les problèmes et du coup, c'est beaucoup plus facile de trouver la bonne cause et une CAPA efficace, débité-je, en me servant de l'eau.
— C'est super tout ça, me félicite Lise, de nouveau happée par son émission fétiche.
Elle n'a probablement rien écouté. Ce n'est sûrement pas très intéressant non plus. Discuter de son travail avec des personnes qui n'appartiennent pas à son secteur s'avère toujours compliqué. Et j'ai tendance à me noyer dedans. Or, lorsque Lise visionne ce jeu, impossible d'entamer une vraie conversation. Il retient toute son attention. Ce n'est pas faute de le savoir. Néanmoins, comme elle a remarqué mon arrivée, je me suis dis... Enfin, peut-être est-ce seulement l'heure inhabituelle qui l'a interpellée.
Jeune diplômée, je m'investis à fond. Ce n'est pas le poste de mes rêves, toutefois, il a au moins l'avantage de me stimuler intellectuellement. Et il existe un certain plaisir à résoudre de nouveaux problèmes tous les jours. Même s'il se trouve souvent difficile de ne pas se laisser submerger par leur nombre et la panique qu'ils engendrent.
J'avale un comprimé de paracétamol et masse mes tempes, tout en observant ma colocataire littéralement absorbée par l'écran. Son front se plisse. Ses yeux s'écarquillent. Sa bouche tombe. Elle trépigne subitement sur place et son sourire remonte jusqu'à ses oreilles, légèrement décollées. Elle dégage une telle énergie, une telle insouciance, qu'elle semble dépourvue du moindre problème. Pourtant, c'est loin d'être facile tous les jours à l'hôpital.
J'aimerais lui demander comment s'est passé sa journée, mais ce n'est pas le moment. Je m'installe donc, en silence, sur le canapé noir, toujours aussi confortable, malgré son cuir griffé et son contrôleur cassé. En effleurant la table basse, le compartiment gauche se soulève dans un grincement inquiétant et je sors ma vieille tablette et mes écouteurs en fin de vie de leur boîtier. Une fois enfilés, je reprends l'épisode d'une de mes séries préférées, Eastworld, interrompu hier après m'être endormie, épuisée par ma séance de badminton.
Le générique se lance et je recouvre mon souffle. Impossible de se lasser de ce monde, où robots et humains entrent en collision dans un parc créé de toute pièce. Et bien que la technologie ait beaucoup progressé ces dernières années, les robots intelligents prêts à se rebeller n'envahissent pas encore nos vies. Contrairement à The Virginity Game.
En une de tous les tabloïds, et ce depuis la sortie de la première saison, le jeu fait le buzz continuellement. Englobé de mystères, personne ne sait qui le finance ou le produit. Le lieu de tournage est inconnu et les participants ne révèlent aucune information sur l'envers du décor. Les suppositions vont bon train et les théories les plus folles circulent, entretenant la flamme et la passion des foules. Ainsi, malgré les années, rien n'assèche la plume des journalistes de pacotille et des influenceurs en quête de succès.
Est-il seulement légal ? Personne ne s'épanche sur le sujet. Donc s'il ne l'est pas, intercop, notre chère police mondiale, possède déjà quelques saisons de retard et ne se trouve pas la seule. Les autorités ont adopté la politique de l'autruche, à l'instar des gouvernements, français et étrangers, qui ignorent le jeu, en demeurant passif.
À une époque, certains courageux condamnaient tout de même cette immonde télé-réalité. Cependant, leur voix a été étouffée et s'est perdue au sein d'une masse de fans sans fin. Pour autant, une vague a marqué les esprits. Celle d'il y a trois ans. Une manifestation londonienne a dérapé et s'est transformée en vrai carnage. Depuis, plus personne n'ose s'opposer au jeu de front.
Au fur et à mesure des années, il est devenu un programme comme un autre. Il s'est immiscé dans la vie de tous les jours et tout le monde le tolère. Certains choisissent de fermer les yeux, c'est mon cas et celui de la plupart de nos dirigeants. Toutefois, la grande majorité préfère regarder et s'esclaffer devant ces pions misérables, si stupides qu'ils se font toujours avoir. Une minorité, quant à elle, rêve de participer.
Quoi qu'il en soit, une chose est sûre et certaine, ce jeu dépasse les frontières et des millions de personnes le regardent. Bien à l'abri derrière leurs écrans et l'assurance de ne jamais participer, leur virginité perdue ou leur sexe masculin, ils se gavent comme des oies de ce show et contribuent à son maintien. Puisque, oui, c'est un jeu pour dépuceler les demoiselles, pas ces messieurs. On rit des pions, pas des joueurs et Lise se plie en deux en ce moment même.
Intriguée, depuis longtemps je l'avoue, par ce qui peut être aussi drôle, je cède à la tentation et mes iris dévient jusqu'à son écran. En quatre ans, c'est la première fois que je regarde et la fascination éprouvée envers cette télé-réalité m'échappe toujours autant. Il ne se passe pas grand-chose.
Certes, le mec appelé Summer est carrément canon, difficile d'imaginer mieux. Il pourrait se dresser en couverture de dizaines de magazines de mode, noircir des centaines de pages, d'ailleurs ce doit être le cas avec ce corps si... attrayant. Néanmoins, la beauté ne fait pas tout, loin de là. Au fond, ce n'est pas parce qu'un acteur est beau que son jeu est bon. De même, ce n'est pas parce qu'une pomme est parfaitement rouge qu'elle sera succulente à la dégustation. Pourtant, c'est parfois le cas et il n'existe rien de plus agaçant !
Pour l'instant, ce Summer dévore les lèvres d'une petite brune. Son torse écrase ses seins nus, masqués par ses muscles saillants. Il resserre la prise autour de sa nuque et leurs langues s'entremêlent fougueusement. Des filets de salive se mélangent en une cacophonie baveuse et humide. Il semble vouloir mettre fin à leur baiser lorsque la brunette l'attrape à son tour et l'attire un peu plus contre elle, le sommant de continuer. Il ne se fait pas prier bien longtemps et engloutit sa bouche.
— Ah, c'est trop bon, jubile Lise, au lancement de la coupure publicitaire. Cette scène était juste parfaite. Tu l'aurais vu au début à se pavaner avec ses grands airs de sainte nitouche, imperméable aux charmes des joueurs. À répéter qu'ils étaient pourris de l'intérieur. Et maintenant qu'elle y a goûté, elle est à leurs pieds, surtout ceux de Summer. Il l'a bien remise en place. Oh, qu'est-ce que j'aimerais qu'il me remette en place aussi !
Son air rêveur hurle ses pensées et m'arrache un demi-sourire. Lise ne changera jamais.
— Tu as déjà oublié Ed ? la taquiné-je.
— Merde, tu te rappelles mieux de son prénom que moi et c'était seulement lundi, glousse-t-elle.
En même temps, difficile de l'oublier quand tu découvres la conquête de ta colocataire au réveil, appuyée sur le comptoir de la cuisine, un café à la main et torse-nu. Quand la conversation s'arrête après un échange de prénom gênant. Quand tu empruntes la même rame de tramway suite à un malencontreux « accident voyageur » alors que tu es partie vingt minutes avant afin de l'éviter. Quand tu descends à ton arrêt et réalises qu'il te suit sur le chemin. Quand tu le vois entrer à l'intérieur du même bâtiment car, incroyable, il travaille au même endroit ! Quand Lise ne le reverra jamais, mais que tu continueras à le croiser régulièrement.
— En parlant de lui, si tu savais comme il insiste pour qu'on se revoit. J'ai beau leur dire à chaque fois que c'est l'histoire d'un soir, que je ne veux pas d'engagement, rien n'y fait. C'est toujours pareil, ils en veulent plus et s'il continue, je devrais le bloquer.
La pire chose qui pourrait m'arriver. Car systématiquement, je me retrouve au milieu, prise entre les feux des canons. Avec à badord, Lise qui se plaint de harcèlement et à tribord, le garçon au cœur brisé qui frappe à la porte, incapable d'accepter la non-réciprocité de ses sentiments naissants.
— D'où toute la beauté de The Virginity Game. Les règles sont claires, les limites bien définies et tout le monde reste à sa place. Franchement, tu devrais te laisser prendre au jeu. Regarde-moi. Même de garde, je ne loupe pas un épisode. Bon, c'est aussi notre petit moment détente avec les autres infirmières. Mais là où je veux en venir, c'est que je ne m'en lasse pas. Chaque saison, l'émission se renouvelle et innove. C'est drôle et tellement sexy. Si j'étais encore vierge, je postulerais juste pour me taper un de ces mecs, susurre-t-elle, en se mordant la lèvre inférieure.
Ma bouteille d'oxygène se perfore et je coule à pic, les yeux écarquillés.
— Tu es sérieuse ? Tu accepterais de participer à ce genre d'émission ?
Lise explose de rire et des mèches de ses longs cheveux blond cendré s'échouent sur son visage. Je ne peux pas le croire. Qu'elle rêve de coucher avec un joueur, d'accord. Qu'elle regarde, je ne le comprends pas, mais l'accepte. En revanche, qu'elle considère une seule seconde devenir un pion, je le ne conçois pas. Comment peut-elle seulement évoquer cette possibilité ?
— Si tu voyais ta tête ! Il faut vraiment te décoincer un peu, ma belle. Arrête de tout prendre au pied de la lettre et avoue que coucher avec un type aussi chaud que Summer te plairait !
Elle m'envoie un clin d'œil destructeur et ma boussole interne s'affole face à son sourire aguicheur. J'ai conscience de ne pas être la personne la plus aventureuse qui existe, à part dans mes rêves plutôt créatifs et assez déstabilisants. On me répète même souvent que je suis inintéressante ou plate, et ce n'est pas ma poitrine qui est visée.
Un jour, on m'a même lancé que j'étais « sans saveur ». Au départ, je pensais ignorer l'adorable jeune fille me balançant ces mots devant l'ensemble de ma promotion. Puis, j'ai changé d'avis et rétorqué : « tant qu'on ne goûte pas, on ne peut pas savoir ». Ma réponse me rendait fière, toutefois, c'était sans compter sur la témérité de ma camarade. Elle s'est levée et a léché ma joue avant de s'exclamer « c'est ce que je disais, tu es fade ! ».
Je ne pense pas l'être, je crois fermement que les goûts et les couleurs, tout le monde a les siens et personne ne possède les mêmes. Qui sommes-nous pour juger du caractère de chacun alors que nous ne les connaissons même pas ? Ce n'est pas parce que je ne suis pas extravertie ou que certains me considèrent insipide que je m'avère ennuyeuse ou inutile. Tout du moins, je l'espère. Non, nous pouvons avoir des centres d'intérêts différents, des objectifs divergents dans la vie, cela ne donne pas le droit de dénigrer ou d'insulter ceux qui ne nous ressemblent pas. Et bien que Lise ne soit pas ainsi, parfois elle oublie que je ne suis pas aussi intrépide qu'elle. Je navigue sur des eaux calmes et saines. Je ne me jette pas au cœur de la tempête.
Donc, non, Lise, coucher avec cet homme ne m'enchanterait pas. Ce n'est pas qu'il n'est pas à mon goût, cependant, le contexte constitue une houle insurmontable. Comme danser un slow sur du métal en plein naufrage, ce n'est ni la bonne musique, ni le bon moment. Ce n'est pas impossible en soit, seulement, ce serait identique à pêcher un poisson mort.
— Tu es bien silencieuse, est-ce que son corps divin hante déjà tes pensées ? glousse-t-elle. Admets-le, il est d'un tout autre niveau. Il y a des types comme celui de lundi, pas mal, mais pas extraordinaire non plus. Et il y a ceux comme les joueurs. Exceptionnels. Uniques. Vibrants.
Lise attrape une mèche de mes cheveux, l'enroule autour de l'un de ses doigts et prononce d'une voix très sensuelle à quelques centimètres de mon visage :
— Imagine-le à tes pieds, imagine-le dans ton lit, imagine-le complètement nu, imagine-le...
Mon index se pose sur sa bouche en forme de si joli cœur. Je n'aime pas quand elle se comporte ainsi parce qu'après ses mots empoisonnent mon esprit.
— J'ai compris l'idée, soufflé-je.
— T'es vraiment trop chou, je ne peux pas m'empêcher de te taquiner, avoue-t-elle, les larmes aux yeux.
L'émission reprend, les éclats de rire de Lise également. Néanmoins, je ne regarde plus, je suis ailleurs. Comme prévu, les mots de ma délicieuse colocataire tournent en boucle. Imagine. Si je croisais un type tel que lui au cours de ma vie, que ferais-je ? Coucherais-je avec lui s'il s'intéressait à moi ? Et si je me retrouvais au sein de ce jeu, comment réagirais-je ? Le repousserais-je ou me laisserais-je séduire et manipuler comme tous les pions ? J'avoue que si la situation se présentait, je ne sais plus quelle serait ma réaction.
Il y a quelques minutes, craquer me semblait impossible, maintenant, succomber ne me paraît plus aussi fou. Imagine. À l'idée de faire l'amour avec lui, j'ai pensé que cela ne me plairait pas, au vu du contexte si malaisant. Pas que je ne le ferais jamais. Et là se trouve toute la différence. Ce n'est qu'une musique, il suffirait de changer de tonalité ou de l'oublier et tout basculerait. Surtout si l'instant se révèle opportun.
Car quand un homme pareil joue avec toi, se laisser séduire et succomber à ses désirs s'avère bien plus facile que de résister et l'envoyer valser, surtout allégé du poids des caméras. Enfin, cela ne m'arrivera pas. Hors de question de postuler à ce jeu et je ne suis pas prête de rencontrer quelqu'un de son genre dans la réalité.
Lise remet son écran à l'intérieur de sa pochette fushia et, assise en tailleur contre l'accoudoir du canapé, s'étire.
— Putain, j'ai l'impression que les épisodes raccourcissent alors qu'ils sont de plus en plus longs. Nous approchons de la fin de la saison et je suis triste que ça se termine bientôt, mais en même temps tellement impatiente de voir les derniers pions craquer ! exulte-t-elle. À chaque fois, elles pensent tenir jusqu'au bout et échouent systématiquement. Le meilleur moment, c'est quand elles réalisent qu'elles ont perdu. Plus le but approche et plus c'est hilarant ! Vraiment il n'y a rien de mieux que le jeu final. Une pépite de machiavélisme et de tourment, de...
— Attends, l'arrêté-je, en m'avançant légèrement. Je pensais que tu voulais être une de ces filles ?
— Jade, non mais ça ne va pas ? Si j'étais prise, après avoir passé la sélection bien sûr, souffle-t-elle. Tu savais que des milliers de filles se présentent chaque année dans le monde entier pour participer ? Ce n'est pas énorme à l'échelle du nombre de personnes qui regardent l'émission, mais ça reste impressionnant. J'ai même entendu dire que certaines conservent leur virginité depuis plusieurs années dans l'espoir d'être sélectionnées. C'est tellement glauque, franchement on pourrait me donner tout l'or du monde, je ne me priverai jamais de sexe pour un joueur, aussi tentant soit-il. Et je préfèrerais nettement coucher avec lui en ayant de l'expérience. Histoire de vraiment en profiter. Parce que les premières fois craignent beaucoup, à part la tienne. Tu as eu énormément de chance avec ton beau suédois. Moi aussi, j'aurais dû choisir un garçon qui savait s'y prendre.
Mon rire niais n'arrête en rien le discours passionné de Lise. Fort heureusement ou malheureusement ?
— Bref, même si, imaginons, j'étais vierge, ce qui est déjà absurde en soit, et devenais un pion. Je me ferais éliminer tout de suite ! Je coucherais avec Summer, c'est franchement le mieux des quatre joueurs, et je profiterais de lui chaque jour jusqu'à ce que le jeu se termine. Crois-moi, il faut être complètement malade pour tenter de leur résister et suicidaire socialement, parce que plus une fille résiste, plus les critiques sont virulentes. Tu te rappelles celle qu'on vient de voir ? Elle s'en prend plein la gueule depuis le début et ce n'est pas prêt de s'arrêter. Tout le monde déteste les filles qui se pensent meilleures que les autres et il y en a beaucoup trop chaque saison. Franchement, ces ignorantes pourraient se taper un de ces dieux vivants et à la place, elles refusent ce cadeau du ciel, parce que mesdemoiselles sont supérieures à ça ! C'est humiliant pour toutes celles qui aiment le jeu et le pire, c'est que ce genre de filles craque toujours. Elles sont d'un ridicule, beurk, vraiment détestables.
La haine abyssale que je ressens à travers ces mots me déstabilise. Je ne reconnais pas ma meilleure amie constamment prête à aider les autres. Nous n'avions jamais autant discuté du jeu auparavant et j'aurais préféré que cela reste ainsi.
— Tu es un peu dure là quand même. Il y en a bien qui leur résiste ? Non ? Aucune ? Jamais ?
— Jade, il n'y a pas de honte à coucher avec un joueur et c'est vraiment dommage que ces filles ne le comprennent pas. Elles ne véhiculent pas une bonne image des femmes. On a le droit de charmer, de baiser, merde, de nous amuser quoi ! Si le mec en a envie, que tu as envie, tu le fais. Après une longue et chaude période de séduction, bien sûr ! C'est à mon avis ce qui est le plus exaltant et les pions qui s'adonnent à ce jeu et envoûtent un joueur sont de réelles héroïnes ! Exactement comme toi et Tom, qui n'a pas réussi à te résister, parce que tu es tout simplement magnifique. Et si le monde entier vous regardait cela n'aurait rien changé. Vous auriez quand même fini dans le même lit.
Je rougis à la mention de Tom et clôt la conversation avant qu'elle ne déraille davantage.
— Bon, allez, ce n'est pas tout ça, mais il faut nous préparer.
— Tu es si mignonne quand tu es gênée ! Tu as dû tellement prendre ton pied avec lui ! Et tu as évité tous les détails les plus croustillants, vilaine, boude-t-elle. Moi aussi, j'aurais aimé le baiser et je le baiserai un jour ! Oh, Tom, oh oui, baise-moi !
— Lise, est-ce qu'on peut...
— Oh oui, Jade, encore.
Pleurant de rire, elle me tire la langue et se sauve, non sans m'offrir un dernier clin d'œil. Les joues brûlantes, le cœur battant à la chamade, je me réfugie dans les tréfonds de ma chambre. J'espère que Lise n'apprendra jamais rien des détails, qui s'avèrent loin d'être aussi croustillants qu'elle l'imagine.
Plantée devant mon armoire, je m'accroche à mon muscle cardiaque incapable de décélérer, inondé par une déferlente d'inquiétudes, de tourments, mais aussi d'effervecence et d'impatience. J'attends notre sortie du vendredi soir depuis ce matin et rien ne saurait la gâcher. L'été pointe le bout de son nez et les nuits se réchauffent, ce serait dommage de ne pas en profiter. Et Lise a fortement insisté, notre dernière soirée remonte à trop longtemps. Elle a raison, j'ai besoin de me vider la tête et de me changer les idées. Je ne veux plus penser ni à mon emploi, ni à ce maudit jeu, ni à Tom ou mes nombreuses incapacités.
Fin prête, je retourne dans le salon. Appuyée contre le dos du canapé, mon téléphone en main, je réponds à des emails à propos d'une déviation qui doit se clôturer impérativement lundi. Difficile de se débarrasser du travail alors qu'il me hameçonne sans cesse. Après une quinzaine de minutes, Lise me rejoint, puis me dévisage longuement de haut en bas et soupire.
— Tu ne vas quand même pas sortir comme ça ? m'interroge-t-elle, avec de grands yeux.
— Qu'est-ce qui te déplaît ?
Elle me prend la main et nous filons à l'intérieur de sa chambre.
— Écoute, ce soir, je veux que nous soyons des bombes. Tu es incroyable, alors pour une fois montre-le et arrête de te cacher sous ces chiffons atroces ! Il faut que tu te reprennes en main, ces derniers temps, tu te laisses aller et je m'inquiète beaucoup pour toi. Tu ne penses qu'au boulot et tu ne sors plus. Depuis quand n'es-tu pas rentrée aussi tôt un vendredi ? Ça ne peut plus durer et je ne veux pas d'excuse ce soir. Tu passes à côté de trop de choses. Il faut que tu rencontres du monde ! À quand remonte ton dernier rencard ?
Jamais ? Lise me balance une robe noire à la figure, décolletée en V et très courte. C'est à mon tour de soupirer. Impossible de me sentir à l'aise vêtue de cette tenue. Cependant, incapable de lui refuser, je l'enfile. Le dos tourné, elle sautille devant les baies vitrées teintées, telle une petite luciole prise au piège souhaitant rejoindre ses congénères à tout prix.
— C'est bon ? trépigne-t-elle.
Je n'ai pas le temps de répondre que déjà, elle s'écrie, en me prenant par les épaules :
— Sublime ! J'étais sûre que ça t'irait. Je veux vraiment que tu t'amuses et je ne veux pas te voir rentrer ! Tu vas me trouver un mec canon, jouer au chat et à la souris toute la nuit, et tu vas le baiser ! C'est le meilleur remède de la Terre contre la déprime, crois-moi.
Sûrement très efficace pour elle, mais qui ne fonctionnera jamais sur moi. Sortir, danser et m'amuser me suffisent amplement. Je n'ai pas besoin d'autre chose afin de me sentir bien et heureuse. Oh, vraiment ? gazouille la voix de ma conscience que je tais aussitôt.
Lise fouille le bas de son placard et me tend une paire de talons hauts. Je vais avoir mal. Elle me fait tourner sur moi-même et, une fois satisfaite de ma tenue, m'installe sur le lit. Après s'être occupée de mon teint, elle réhausse mes lèvres de rouge sang et ouvre mon regard en quelques coups habiles de mascara.
— Tes cils sont tellement longs, tu as beaucoup de chance, murmure-t-elle.
Le maquillage rangé, elle arrange mes cheveux en un chignon tressé, et libère quelques mèches qui chatouillent mes joues. J'ai l'impression d'être une poupée entre ses mains et bien que j'apprécie que l'on s'occupe de moi ainsi, j'appréhende le résultat.
— Lise, je ne suis pas...
Son doigt se pose sur ma bouche et ma voix se perd dans les profondeurs de ses iris étincelants.
— Je te le répète, arrête de te dévaloriser, ce manque de confiance te rend terne alors que tu es une fille pétillante. Ce soir, je veux que tout le monde le voie. Tu vas les éblouir.
Je serre les dents, incapable de partager son enthousiame.
— Jade ! Bon sang, arrête d'avoir peur de ce que vont penser les autres. Tu es jeune, tu es belle. Profite de la vie et amuse-toi ! hurle-t-elle, habitée d'une passion enflammée.
Elle me pousse devant le miroir plein pied à côté de son lit et je ferme les yeux avant d'apercevoir mon reflet.
— La glace ne va pas te brûler, me réprimande Lise.
J'ouvre un œil, puis le second et mes formes ne me révulsent pas aujourd'hui. Je me trouve même plutôt jolie, alors je me dis : pourquoi pas ? Peut-être que cette soirée sera surprenante. Évidemment, je dormirai dans mon lit. Lise, probablement pas. Toutefois, peut-être rencontrerai-je une âme résonnant avec la mienne, une âme prête à me sauver...