HAZEL
De mieux en mieux...
Je frissonnai. Je n'avais jamais vu Dylan comme ça. Enragé, meurtrier, terrifiant. C'est à peine si je reconnaissais l'homme que j'aimais sous ses traits déformés par la rage. La tristesse est abominable car elle transforme irréversiblement. Il perdait pied et ça me rendait malheureuse. Surtout que j'étais impuissante. J'ignorais comment me sortir de là. J'aurais voulu être près de lui, le rassurer, apaiser sa souffrance, le calmer d'un baiser. Mais j'étais morte.
Enfin, plus ou moins.
J'avais encore du mal à comprendre tout ça, malgré les explications de Perle et ma grand-mère. Je restais terriblement confuse. Surtout que, de là où je me trouvais, je pouvais suivre les aventures de mes proches avec clarté, un peu comme si je lisais dans une boule de cristal. Il me suffisait de penser à eux et ils m'apparaissaient. Je n'arrivais toujours pas à croire que Dylan avait récupéré mon cercueil et ordonné à ses deux protégés de le surveiller. Il devenait fou. Ça ne pouvait plus durer. Mes interventions, que j'espérais apaisantes, n'avaient servi qu'à le traumatiser davantage. J'avais été idiote de penser que ma vision saurait lui procurer une forme de réconfort. Je n'avais fait qu'aggraver sa peine et je m'en voulais tellement !
- Arrête de tirer la tronche !
Le visage enfantin de Perle m'apparut tandis qu'elle me tirait la langue. Je fronçai le nez. Elle avait pris de mauvaises manières et un langage effroyable depuis son décès !
- Comment pourrait-il en être autrement ? m'exaspérai-je en reprenant place à table. Je suis coincée ici !
Ma grand-mère grimaça et Perle soupira. Elles avaient tout misé sur le fait que je reparte dès que j'étais arrivée seulement... Seulement personne ne savait rien et moi j'étais toujours ici ! Dans cette sorte d'entre-deux monde. Pas tout à fait morte. Mais vraiment pas vivante non plus.
- Vous m'aviez dit que je pourrais repartir ! insistai-je.
J'étais énervée. J'avais mal au cœur. Les larmes menaçaient de me submerger. Voir Dylan souffrir me mettait dans tous mes états. Ici, le temps semblait avancer différemment. Pendant que nous buvions le thé et que ma famille m'expliquait tout un tas de choses, les vivants avaient eu le temps de vivre des jours, voire même des semaines. Pendant que j'étais là, à boire du thé insipide et à me tourner les pouces. J'étais plutôt heureuse de revoir ma grand-mère et Perle, surtout que nous avions des tas de choses à rattraper mais... La vision de Dylan s'auto-détruisant prenait le pas sur ces retrouvailles pas si réjouissantes.
- On pensait que tu le pourrais, mais tu sembles coincée ici, expliqua ma grand-mère pour la dixième fois.
- Mais qu'est-ce que je dois faire !?
- T'as déjà contacté Dydy, qu'est-ce que tu veux faire de plus ? s'amusa Perle, les pieds sur la table. Il réussira à te ramener.
Je me retins de lever les yeux au ciel. L'homme que j'aimais était vivant mais plus pour longtemps s'il continuait à faire des bêtises. Et voilà qu'il était supposé me ressusciter ! Voulait-elle le rendre définitivement fou ? Il y parvenait assez bien tout seul ! Sans compter que je refusais de rester ici, les bras croisés, à attendre d'être sauvée telle une princesse. Je n'étais plus cette Hazel-là. La mort m'avait pour ainsi dire... Rendue bien plus vivante. Il y avait forcément quelque chose que je pouvais faire !
Oui, j'avais réussi à apparaître aux yeux de Dylan mais au vu de tout ce que ça avait enclenché... Je n'aurais peut-être pas dû. J'avais été bête. Je voulais juste le voir, m'assurer qu'il allait bien, lui apporter du réconfort. Et je m'étais bien fourvoyée. Déjà que l'envoi d'une impatience m'avait demandé une énergie insoutenable et l'avait mis dans un état catastrophique... Je n'avais pas tellement eu le choix. Il fallait qu'il sache, pour les sorcières, même si moi-même ne savait pas très bien de quoi il retournait.
Quelle situation pénible !
- Vous êtes sûres qu'on ne peut pas faire confiance aux sorcières ? demandai-je pour la centième fois.
- Haz', c'est les sorcières qui m'ont tuée, rentre-toi ça dans le crâne ! s'exaspéra ma petite sœur.
Je serrai les lèvres et me remis à tourner en rond. J'avais encore beaucoup à penser. Ma petit sœur, Perle, était comme moi. Un caméléon. Et ma grand-mère le savait. Tout comme les sorcières. Sa puissance s'était révélée bien plus tôt que la mienne et les sorcières s'étaient jetée sur l'occasion pour s'emparer de ses pouvoirs et créer une armée, exactement comme Dylan l'avait prédit. C'étaient elles qui avaient assassiné ma sœur, alors que je croyais dur comme fer à un accident idiot. Mes parents n'avaient jamais su... Mais ma grand-mère, Lizzie, si. Sa propre grand-mère possédait des dons incroyables qui l'avaient vaccinée au surnaturel. Voilà pourquoi elle m'avait confié une impatience protectrice dès ma naissance, pour m'empêcher d'attirer l'attention au cas où je me révélais surnaturelle. Elle ne s'était pas attendue à ce que Perle suive la même lignée et avait négligé sa puissance ce qui avait conduit ma sœur dans les griffes des sorcières.
J'avais été protégée et pas elle. Pourquoi ? Pourquoi pas ?
Un fâcheux concours de circonstances. Qui n'avait causé que des catastrophes.
Je ne savais plus quoi penser. J'avais encore beaucoup de mal à encaisser.
C'était de la faute de ma grand-mère pour avoir manqué de jugeote. De la faute de mes parents pour avoir été bêtes et ne pas avoir réussi à nous protéger. De ma faute car je n'avais pas surveillé Perle ce jour-là.
De la faute à personne finalement. Comment aurait-on pu prévoir cela ? Comment aurais-je pu savoir ce que les sorcières manigançaient ? Si je n'avais pas été si immature et égocentrée, j'aurais pu m'intéresser davantage au monde surnaturel et relier tous les points entre eux. Trop tard. Maintenant, il ne me restait plus qu'à trouver un moyen de réparer cette injustice et ma bêtise.
- Vous pensez que les sorcières me veulent depuis le début ? lançai-je, encore un peu perdue.
- C'est évident, assura Lizzie, le nez dans son tricot. Elles ont perdu Perle parce qu'elle était trop jeune et trop fragile. Elle n'a pas supporté le rituel que lui ont infligé ces mégères. C'est pour ça qu'elles ont attendu que toi, tu te révèles et tu t'entraînes. Pour pouvoir t'utiliser à leur guise.
- Ça n'a aucun sens, m'entêtai-je en songeant à Cannelle et sa gentillesse. Pourquoi les sorcières auraient-elles besoin d'un caméléon ou d'une armée ?
- T'es vraiment bornée quand tu t'y mets ! me taquina Perle en tournant autour de moi.
Elle m'attrapa les mains et me fit tournoyer, avec sa fougue légendaire. Je ne pus m'empêcher de sourire malgré la situation. J'avais beau être en colère, me sentir piégée, utilisée et inutile, revoir Perle était une bénédiction. Même dans l'au-delà, elle respirait la joie de vivre et l'insouciance. Malgré son langage de charretier.
- Elles veulent prendre le pouvoir, Haz' ! déclara-t-elle une fois qu'elle eut fini de me faire tourner.
Elle se jeta sur moi et je l'attrapai pour lui faire des chatouilles. Mes gestes étaient maladroits, ayant perdu l'innocence de l'enfance que j'avais partagée avec cette sœur perdue. Mais mon cœur se rappelait, lui, tous les bons moments. Les rires, les crises, les chamailleries, les courses-poursuite... Quand elle était partie, mon monde avait cessé de tourner. Je m'étais renfermée. J'étais devenue plus docile, facile à tromper, moins bavarde... Je m'étais perdue. Je m'étais effacée.
Je ne m'infligerais plus jamais pareille punition. Perle me rappelait combien c'était important de lâcher prise et de se laisser aller à être soi-même.
J'avais sommeillé longtemps, prisonnière de ma passivité mais à présent, il était hors de question que je retombe dans mes vieux travers. Ses éclats de rire me prouvaient à quel point il était important de ne gaspiller aucun instant.
- Pourquoi voudraient-elles le pouvoir ? poursuivis-je, cherchant à y voir plus clair.
- Les vampires et les loups-garous ont longtemps gouverné, m'expliqua ma grand-mère. Elles ont beaucoup perdu à cause des guerres inter-espèces et doivent penser que leur heure est venue de faire pencher la balance en leur faveur. Avec une caméléon dans leurs rangs, elles deviendront omnipotentes. Personne ne pourra les arrêter.
Lizzie me surprenait. Je comprenais beaucoup plus de choses à présent que je la retrouvais mais je ne me serais jamais doutée qu'elle disposait de toutes ces informations. Mon impatience, la mort de Perle, les machinations des surnaturels, tout prenait sens. Plus ou moins. Même si j'avais dû mal à comprendre ces histoires de rivalités. Tout le monde cohabitait alors pourquoi vouloir de nouveaux conflits ? Simplement pour du pouvoir ? Cette idée me dépassait.
- Pourquoi Papa et Maman n'ont jamais su tout cela ? m'enquis-je, curieuse.
- Elise gagnerait à se mettre un peu de plomb dans la cervelle ! s'énerva ma grand-mère. Quant à ton père... On ne peut pas lui en vouloir d'être en pilote automatique ! Avec une femme aussi castratrice que ma fille, pas étonnant qu'il ait quitté le navire ! C'est pas faute de les avoir prévenus pourtant ! Certaines personnes ne sont décidément pas faites pour être parents.
Je retins un sourire amusé. Lizzie avait un sacré caractère. J'étais trop petite pour me rendre compte de ce genre de choses lorsqu'elle était décédée mais en y repensant, elle avait toujours eu un tempérament explosif. Si mes parents l'avaient écoutée depuis le départ au lieu de la considérer comme une « vieille toquée », bien des ennuis auraient pu nous être évités.
Confuse et agacée, je repris place à table, devant ma tasse de thé. Perle exécuta une roue parfaite au milieu du salon. Elle débordait vraiment d'énergie. Si j'avais pu la ramener avec moi... Quitter cet endroit serait un déchirement.
- Qu'est-ce que je peux faire ? murmurai-je à moi-même, impuissante.
- Il faudrait laisser les sorcières te ramener et ensuite te retourner contre elles ! Ça serait un gros plot twist ! ricana Perle.
- Mais j'ai prévenu Dylan de ne pas les laisser m'approcher, c'est trop tard maintenant...
- Allons, Hazel. Nous sommes toutes les trois bien placées pour savoir qu'il n'est jamais trop tard, me rembarra Lizzie en désignant notre environnement d'un geste ample de la main.
Certes. Je soupirai, attristée par la tournure des événements. Trop d'informations et de questions tournaient en boucle dans ma tête et me faisaient douter de tout. Contacter Dylan me demandait des heures de préparation et une dose inimaginable d'énergie. Et ma vision le mettait dans tous ses états. Je n'osais même pas imaginer si je l'avais perdu... Il devait tellement souffrir... Inutile d'en rajouter. Je ne pouvais décemment pas compter là-dessus. D'un autre côté, je ne pouvais pas rester ici, même si j'aimais ma sœur et ma grand-mère par-dessus tout. Mais si je laissais les sorcières s'emparer de moi et me ramener, par leurs moyens de traverses, il y avait de fortes chances pour que je ne sois plus du tout moi-même et qu'elles m'utilisent pour mener à bien une guerre destructrice dont je serais l'arme.
Moi qui détestais la violence au plus haut point, c'était un comble.
- T'inquiète Haz' ! me rassura Perle en me collant un bisou sur la joue. On va trouver une solution.
Hum. Je ne possédais pas l'optimisme débordant de ma petite sœur mais j'avais cette même détermination. Quoi qu'il en soit, je trouverais un moyen. Pour Dylan tout d'abord, parce que je refusais de le regarder souffrir et s'auto-détruire sans rien faire. Pour tout le monde, parce qu'il était hors de question que je laisse des conflits éclater aux quatre coins de la planète parce que les surnaturels avaient perdu l'esprit.
Et enfin, pour moi. Parce que j'avais encore beaucoup de belles choses à vivre.
Peu importe le prix, je renaitrais de mes cendres.