Chapitre 6

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Elles étaient trop en avance. Gaukurinn, la salle où devait avoir lieu le concert, était complètement déserte, à part pour deux ou trois types accoudés au bar, et un musicien en train de faire des réglages. Elles avaient dû attendre cinq bonnes minutes en bas dans le froid car il n'y avait personne pour les faire payer. Les amplis émirent un son suraigu et Enora grimaça. Solène lui jeta un regard ironique. Le flyer disait vingt-deux heures, et Enora avait voulu arriver un petit quart d'heure avant, ça lui paraissait normal. Solène lui avait dit que ça ne servait à rien de se presser, qu'un vendredi soir le groupe commencerait forcément en retard, mais elle ne l'avait pas crue. Elle s'en mordait les doigts maintenant, mal à l'aise dans cette salle vide où elle avait l'impression d'attirer les regards et les jugements. Ça n'avait pas l'air d'être un problème pour Solène. Elle s'avança vers le bar d'un pas conquérant et commanda d'autorité, sans demander à Enora si elle voulait boire quelque chose. Elle aurait sûrement répondu non, mais au final, avoir une bière dans les mains lui donnait une contenance. Solène s'aperçut de son malaise et sourit :

— Nerveuse ?

— Nan, mentit-elle.

— Viens, on n'a qu'à aller s'asseoir en attendant que ton soupirant entre en scène.

— Solène ! protesta-t-elle.

— C'est vrai, soupirant, ça fait assez vieux jeu... Comment tu veux que je l'appelle, alors ?

— Je ne vois pas de qui tu parles.

— Mouais.

Solène n'était pas dupe. Cette fois encore, Enora avait piqué dans sa trousse de beauté pour se maquiller légèrement. Solène avait voulu lui prêter une jupe en tissu écossais, assurant qu'elle ferait un malheur là-dedans, avec un top noir, mais Enora avait refusé. Elle avait essayé la jupe, pour lui faire plaisir, mais ne s'était pas sentie à l'aise dedans. Trop courte, trop voyante Au final, elle avait gardé son jean, mais avec un haut un peu plus habillé que d'habitude, et de longues boucles d'oreilles tombantes.

Les murs étaient peints en noir et semblaient avaler la lumière. En s'asseyant à une table dans un coin, Enora se sentit immédiatement un peu plus à l'aise. Elles n'étaient plus autant exposées que tout à l'heure, elles se fondaient dans l'environnement sombre. Pourtant, un des types au bar les lorgnait depuis un moment. Enora croisa son regard par mégarde. Il prit ça pour un encouragement et se hâta de les rejoindre à leur table. Elle se mordit les lèvres, embêtée, et Solène leva les yeux au ciel. Il les aborda en islandais, et pendant quelques secondes, Enora caressa l'espoir qu'il laisserait tomber en voyant qu'elles n'y comprenaient goutte. Peine perdue, il passa aussitôt en anglais et en profita pour leur demander d'où elles venaient, ce qu'elles faisaient en Islande, si elles aimaient Days in the Sun, et le nom de jeune fille de leur arrière-grand-mère.

Au début, Enora plongea le nez dans sa bière, laissant Solène faire la conversation. Elles avaient craint d'avoir à faire à un boulet, mais au final, Haukur — il s'était présenté après leur avoir demandé leurs prénoms — n'était pas désagréable. Il était très curieux de leur avis sur l'Islande en tant qu'étudiantes étrangères et était plein d'anecdotes sur ses propres voyages. Arrivée vers la fin de sa bière, Enora avait un peu oublié sa nervosité et la salle avait commencé à se remplir, mine de rien.

Les musiciens montèrent sur scène et la lumière baissa encore davantage : c'était maintenant les spots qui faisaient le gros de l'éclairage. Les premières notes retentirent, et Solène se leva pour se rapprocher de la scène. Enora la suivit machinalement. Elle ne voyait pas Ingólfur. Peut-être qu'il rentrait en scène plus tard, comme c'était le chanteur, après une intro instrumentale pour plus d'effet ? Un des musiciens venait de se saisir d'un micro et s'était lancé dans un petit speech. Enora tendit l'oreille, essayant de comprendre, mais elle ne parvint à reconnaître que « bonsoir », et quelques mots en anglais : « Days in the Sun » et « Lava Rock ». Solène se tourna vers elle, toute excitée :

— Oh, c'est Lava Rock ! Je savais pas qu'ils faisaient la première partie. C'est trop cool ! Je les avais jamais vus en concert !

Enora hocha la tête, comme si elle savait de qui il s'agissait, alors qu'elle n'avait jamais entendu parler de Lava Rock avant ce soir. Elle se sentait un peu déçue de ce contretemps. Elle était venue pour voir Ingólfur, pas un groupe qu'elle ne connaissait pas. Enfin, ce n'était pas exactement comme si elle connaissait Days in the Sun avant cette semaine, mais Solène lui avait fait écouter l'album et elle pouvait au moins dire en toute honnêteté qu'elle aimait leur musique.

Haukur revenait vers elles en portant trois bières. Les pintes semblant en équilibre précaires, les deux filles se hâtèrent de l'aider en le délestant d'une chacune. Les remerciements se firent par signes, car le groupe venait de commencer à jouer.

Les musiciens étaient presque invisibles dans la lumière bleutée des spots et les notes semblaient venir de nulle part. Enora se laissa bercer par les premiers accords, se forçant à ne plus prêter attention à rien d'autre qu'à la musique. Le chanteur avait une voix intéressante, qui partait souvent dans des aigus improbables. La mélodie était plaisante, un brin mélancolique, mais fraîche et rythmée néanmoins. À la fin du premier morceau, Enora aurait voulu applaudir de bon cœur mais elle s'en trouva empêchée par la pinte de bière qui lui encombrait les mains. Elle se mit à boire plus vite pour s'en débarrasser, plus ou moins inconsciemment.

Quand le chanteur de Lava Rock annonça que c'était leur dernier morceau, Enora avait fini sa bière depuis longtemps et n'avait pas vu le temps passer. La chanson terminée, elle applaudit à tout rompre et se joignit à la foule qui scandait « meira, meira ». Elle n'avait pas besoin de parler islandais couramment pour comprendre que c'était ainsi qu'on réclamait un rappel. Le groupe s'y plia de bon cœur et joua un de leurs morceaux les plus enlevés. Dans les moments où il ne chantait pas, le chanteur tapait dans ses mains et sautait comme une pile électrique. Suivant son exemple, le public se déchaîna. Prise dans l'ambiance, Enora dansait elle aussi sur place, avec moins de fureur que certains, se contentant de se balancer en suivant le rythme. Quand la musique s'arrêta, elle était à plus d'une dizaine de mètres de son point de départ, séparée de Solène et Haukur par une masse compacte de gens.

Un semestre à ReykjavikOù les histoires vivent. Découvrez maintenant