Chapitre 2

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Cinq bonnes minutes plus tard, son attention était entièrement revenue sur le Powerpoint de Rannveig Gunnarsdóttir quand elle entendit la porte de l'amphi s'ouvrir. Elle se retourna malgré elle, curieuse. L'intuition qu'elle n'avait pas eu le temps de se formuler jusqu'au bout fut instantanément confirmée. C'était bien M. Pas-Doué qui revenait, apparemment pas du tout gêné d'interrompre à nouveau le cours après s'être déjà bien fait remarquer. Il était sans doute parti se laver les mains, pensa Enora. C'est seulement quand il se retourna après avoir fermé la porte qu'elle remarqua qu'il tenait un nouveau gobelet. Vraiment pas gêné, le type. À sa place, Enora se serait écrasée, faite la plus discrète possible. Au lieu de ça, il revenait la bouche en cœur, comme si de rien n'était, après avoir été se chercher sa dose de caféine à la cafét' alors que le cours avait déjà repris.

Rannveig, sereine, ne fit aucune remarque et continua comme si elle ne s'était même pas aperçue de cette intrusion. M. Pas-Doué repassa devant sa rangée, comme la première fois, et Enora se mit à espérer qu'il ne trébuche pas au même endroit. Une douche au café par jour lui suffisait amplement, merci bien. Il ne trébucha pas mais ralentit imperceptiblement en passant devant elle. De la main qui ne tenait pas le café, il déposa quelque chose sur sa table. Il ne lui accorda pas un regard et alla se rasseoir à sa place, comme si de rien n'était. Perplexe, Enora regarda ce qu'il avait laissé sur sa table. Un Prins Póló. C'était une petite gaufrette chocolatée, très en vogue auprès des Islandais pour une raison mystérieuse, car ce biscuit n'avait rien de très particulier. Enora fit la moue. Bon, il essayait visiblement de se faire pardonner. Elle sentit sa mauvaise humeur refluer quelque peu.

Il fallait qu'elle arrête de se laisser obnubiler par cette histoire et qu'elle se reconcentre sur le cours. Justement, Rannveig venait d'en finir avec son Powerpoint et d'attaquer le sujet qui préoccupait le plus Enora : les travaux de mi-semestre. Elle fit l'appel en demandant à chacun de lui signaler s'il était déjà dans une équipe constituée. Quand elle eut fini, ils n'étaient que sept à ne pas avoir de groupe.

— Bien. Alors Fjóla, Enora et Ingólfur, vous êtes le groupe sept ; Sædís, Þórgrímur, Þórvaldur et Vigdís, vous êtes le groupe huit. Vous avez une semaine pour décider de votre sujet et me le soumettre pour que je l'approuve. Des questions ?

Quelques étudiants levèrent la main mais Enora n'y prêta pas vraiment attention. Elle était trop occupée à essayer d'établir qui étaient Fjóla et Ingólfur. Il lui semblait que M. Pas-Doué-Pas-Gêné faisait partie de ceux qui n'avaient pas de groupe, mais la prof avait fait l'appel si vite qu'elle n'avait pas réussi à retenir son nom. Est-ce que c'était Ingólfur ? Elle n'en savait rien. Elle avait vraiment du mal à mémoriser les prénoms islandais — ils se ressemblaient tous. Le bruissement caractéristique des étudiants qui rangeaient leurs affaires lui indiqua que le cours était sur le point de se terminer. Rannveig finit de répondre à la dernière question et leur rappela :

— N'oubliez pas de m'envoyer vos sujets par email !

Enora prit son temps pour ranger ses affaires, se disant que les deux autres membres de son groupe allaient probablement traîner eux aussi. Une fois que tous les autres se seraient dispersés, ce serait plus simple de repérer qui travaillait avec qui. Et pan, dans le mille ! Elle n'eut en effet pas à attendre que l'amphi soit vide pour que M. Pas-Doué-Pas-Gêné la rejoigne. Il lui tendit la main et elle n'eut d'autre choix que de la serrer :

— Hey, je suis Ingi, et toi tu es Enora, c'est ça ? Désolé pour tout à l'heure, déclara-t-il en anglais.

Toute la promo avait probablement repéré que c'était elle l'étudiante Erasmus qui leur valait de ne pas avoir cours dans leur langue natale.

— Ce n'est rien. Merci pour le chocolat.

— Alors, tu as des idées pour le projet ? Tu sais sur quoi tu veux travailler ?

— Non, je n'y ai pas trop réfléchi.

Enora hésita un instant et puis décida que ça ne servait à rien de faire la gueule à M. Pas-Doué-Pas-Gêné et se força donc à élaborer un peu plus sa réponse :

— Je n'ai pas vraiment l'habitude de ce genre de projets. On nous laisse rarement aussi libres de choisir nos sujets, d'habitude. En France, le prof propose toujours un certain nombre de thèmes parmi lesquels on doit piocher.

Ingólfur hocha la tête et allait probablement répondre quelque chose quand une fille se pointa entre eux. Blonde, les cheveux retenus en une succession de tresses compliquées qui faisaient une couronne autour de son crâne, des leggings d'un vert douteux et un pull à motifs jacquard, elle avait un look improbable mais auquel Enora commençait à s'habituer depuis maintenant presque deux mois qu'elle avait élu domicile à Reykjavik.

— Salut, je suis Fjóla, déclara-t-elle.

— Salut, répondirent les deux autres.

Un silence un peu gênant s'installa, qu'Enora se sentit forcée de rompre :

— Alors, et toi, tu as des idées ?

Fjóla secoua la tête.

— Nan, par contre, je n'ai pas super le temps, là... On s'envoie un email, ok ?

Enora rouvrit son sac pour en sortir son bloc-notes, mais l'autre sembla ne pas s'en apercevoir.

— Allez, on fait ça, conclut-elle. Salut !

Enora n'eut pas le temps de lui faire remarquer qu'elle n'avait pas son adresse. Elle avait déjà tourné les talons.

— Bon... soupira-t-elle. Tu as son adresse, toi ?

— Oh, tu peux la trouver sur l'intranet de la fac, ce n'est pas compliqué.

Ingólfur lui fit un large sourire, comme pour compenser la formulation un peu condescendante de sa phrase. Enora n'était pas prête à admettre qu'elle ne savait pas comment faire ça, alors elle embraya sans plus attendre :

— Ok. Et toi, on ne t'a pas demandé, tu as une idée de sujet ?

— Ça se pourrait bien...

Encore ce sourire. Un peu trop blanc, un peu trop Colgate. Au final, un peu trop charmeur pour qu'il inspire totalement confiance à Enora.

— On se trouve un coin tranquille et on en discute ?

— Mmh, il ne vaudrait pas mieux attendre que Fjóla soit là aussi ? objecta Enora.

Son interlocuteur hésita à peine une seconde avant d'acquiescer.

— D'accord... Mais vraiment, tu n'es pas curieuse ?

— Un peu, si. Bon, dis-moi vite fait alors. Mais vraiment, le mieux c'est quand même qu'on réfléchisse chacun de notre côté, et puis qu'on se retrouve tous les trois pour en discuter dans un ou deux jours...

— Ok, juste un mot, alors. Banane.

— Banane, répéta Enora sans comprendre.

Il sourit encore plus largement.

— Ouais, banane. Allez, je t'envoie un email, ok ?

Enora le regarda partir, se demandant si en islandais « banane » pouvait être un genre d'insulte affectueuse, comme c'était le cas en français.

Un semestre à ReykjavikOù les histoires vivent. Découvrez maintenant