Une bagarre était inévitable.

Alain se débarrassa de son chapeau, qui pouvait l'encombrer, et analysa rapidement les lieux. Il remarqua une barre de métal, qui jaillissait d'une maison, faisant un point d'appui parfaitement accessible pour un voltigeur de son gabarit. D'un bond, il agrippa la lame, et jeta ses pieds devant lui, frappant une des canailles. Il se rétablit rapidement, se retourna à temps pour éviter un coup.

Une voix vrilla l'air étouffant de la petite rue.
« Besoin d'aide ? »

Un silence. Les trois gaillards, décontenancés, s'échappèrent vivement. L'individu restait dans la pénombre. Enfin, un haut-de-forme se balança au-dessus d'une stature sportive. Un regard bleu pétilla dans la pénombre.

« Je ne m'attendais guère à vous voir ici ! »

Alain s'était arrêté, surpris à la vue de l'arrivant. Il venait de reconnaître le fameux journaliste, aux questions indiscrètes. L'homme s'inclina avec élégance.
« Il est temps de me présenter, je crois.
Je suis Cris Hermann, inspecteur. »

Un silence glacé tomba. Alain tenta d'interpréter ces yeux froids, et cette bouche inexpressive. Que pensait l'enquêteur ? Allait-il lui passer les menottes, et l'emmener dans un commissariat ? Quelles preuves solides avait-il pu trouver ? Le garçon haussa les épaules, et ramassa son chapeau d'un geste las.
« Cela devait arriver tôt ou tard, déclara-t-il. Comment avez-vous pu me retrouver ? »

Cris Hermann parut surpris d'un aveu si facile ; il s'empara d'un papier, sur lequel s'étendaient deux taches indistinctes.
« Voyez-vous cela ? demanda-t-il.
- Comme vous-même le voyez, répliqua Alain.
- On appelle ça des empreintes digitales. Pour faire simple, vos doigts laissent des impressions, sur toute surface assez lisse pour les prendre. Avec un pinceau et une petite poudre, on relève très facilement ces marques... or, elles sont propres à vos doigts, et nulle autre personne n'en a de semblable. »

Alain se tut, bouleversé par une telle découverte. Ainsi, partout où il était passé, il avait laissé ces signatures ! Cependant, l'homme continuait, le transperçant de ses yeux aiguisés :
« La première empreinte a été retrouvée sur ce coffre, à l'hôtel Valencia... vous vous souvenez ?
- Comment ne pas m'en souvenir ? J'ai failli y être pincé.
- La deuxième a été relevée par moi.
- L'autographe ? demanda soudain Alain.
- Exactement. Je me suis introduit parmi les journalistes, et je vous ai tendu un papier bien lisse, sur lequel vous avez laissé d'admirables empreintes. La preuve est donc là. »

Alain soupira de nouveau.
« Comment avez-vous pu orienter vos recherches vers moi ?
- Et bien, à force de réfléchir sur ces vols, j'en ai déduit que le coupable était une personne très souple, pour ne pas dire contorsionniste. Quand j'ai entendu parler de ce Castillon, dont le visage reste toujours caché... et bien j'ai décidé de voir cela d'un peu plus près. »

Le garçon hocha la tête.
« Belle déduction. Trop belle déduction d'ailleurs... car je n'y crois pas un seul instant. »

Alain pensait aux menaces de Roger : l'homme avait donc bien laissé son signalement ? Après tout c'était logique : même interrogé par la police, accusant Roger, il n'avait aucune preuve. Et la gentille ferme aux Rottweilers n'avait rien à cacher depuis des décennies... Tandis que lui... Au final, la police allait servir les intérêts de Roger, sans le savoir... qui sait si un compagnon de cellule, envoyé par Roger, ne s'arrangerait pas pour fermer sa bouche à jamais ?

Hermann rompit le silence par un soupir.
« Étonnant ! Vous savez donc de quelles informations nous disposons...Comment se fait-il ? Un complice ? Un traître, peut-être ?
- C'est plus compliqué que ça.
- Je suis sûr que vous aurez bien des choses à nous dire ! A propos de cet étrange informateur, notamment, qui nous a laissé juste assez peu d'informations pour nous faire trimer comme des damnés sur votre identité...
- Possible. Une chose est sûre : c'est vraiment dommage que vous ne l'ayez pas faite plus tôt, votre belle déduction !
- Pourquoi cela ?
- Si vous m'aviez retrouvé, il y a quelques mois, j'en aurais été enchanté. Mais ce n'était pas possible. »

L'inspecteur plissa les paupières, pour mieux le sonder.
« Je ne comprends pas », dit-il.

Alain soupira.
« Personne ne peut vraiment être libre, déclara-t-il. Personne. »

Cris Hermann n'eut pas le temps de s'étonner davantage : Callista accourait, toute bouleversée.
« Monsieur Dussart ! Merci ! Oh, merci ! »

Avec ses grands yeux noirs, elle ressemblait à une biche effarouchée. D'un bref regard, l'inspecteur vérifia que la rue était une impasse, et s'éloigna discrètement.

Alain écouta les remerciements de la jeune fille, tout en réfléchissant. D'un côté, il lui fallait échapper à l'inspecteur, pour ne pas manquer son rendez-vous... de l'autre, il se culpabilisait en agissant ainsi. Mais il n'avait pas le choix. Il devait s'y rendre, ce soir même !

Hermann était niais - ou bien il le sous-estimait ! - car pour un voltigeur, beaucoup d'impasses peuvent être franchies... et celle-ci ne présentait pas de difficulté particulière. Bondir sur cet appui de fenêtre, attraper cette barre, reprendre l'équilibre, atteindre la corniche et se hisser jusqu'au toit... un jeu d'enfant !

Callista s'est arrêtée, toute souriante. Alain sent un grand trouble l'envahir. L'inspecteur a bien deviné leur amitié réciproque, et c'est pour cela qu'il s'est éloigné. Hélas, il sera bien mal récompensé de cette délicatesse !

Comment va tourner cette histoire ? Il n'en sait rien. La justice, mal informée, risque de le condamner à plusieurs années de prison ; son entrevue avec son père menace d'ouvrir d'autres horizons, et la proximité d'Aubigny le rapproche dangereusement de Roger. Oui... tout peut arriver.

Ce qu'il veut dire à Callista, il doit le dire maintenant. Il ne l'a connaît pas suffisamment ? Cette décision est trop hâtive ? Dans quelque temps, il sera trop tard.

Alain plante ses yeux clairs dans le regard foncé de la jeune femme.
« Il faut que vous m'écoutiez, Callista.
- De tout mon cœur.
- Quoi qu'il arrive, faites-moi confiance.
- Je vous le promets. »

La voilà, cette promesse que Suzie n'a jamais faite ! Quelle surprise ! Callista, plus promptement que nulle autre, s'est décidée. Le temps presse, et elle-même le ressent.

Alain fronce les sourcils, en apercevant la silhouette de l'inspecteur qui s'approche. L'heure est venue de partir, malgré le dégoût que lui inspire cette fuite. Il déclare encore :
« Vous direz à Monsieur Hermann que je n'ai pas le choix. Si tout va bien pour moi, il me retrouvera au cirque. »

D'un geste rapide, il lui baise la main.
« Dites-le-lui », répète Alain.

Un dernier regard. Il s'élance. Une vocifération étouffée.

Il émerge en pleine lumière.

Toujours perdant !Where stories live. Discover now