Solitude

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« Regarde ! La voilà ! »

Alain s'élança. La vague monstrueuse, brouillée d'écume, emporta le jeune homme. Sa chevelure, lissée par l'eau en mouvement, se rabattit devant ses yeux. Il la repoussa.
« Eh ! Fameuse, celle-là ! »

Jupiter secoua son encolure, égayé comme un jeune poulain. Sa robe noire et humide renvoyait l'éclat blessant du soleil. Alain regarda le sable, et la marée qui montait. Il était temps de quitter ces flots. Agrippant la crinière, Alain tira son étalon vers la plage. La vue d'une personne qui descendait l'arrêta soudain, aux aguets. Il avisa ses vêtements, trop éloignés de lui.
« Tant pis, songea-t-il, on va prolonger la baignade. »

Il ne voulait pas exhiber les cicatrices de son dos. L'individu approchant, le nageur put reconnaître l'habilleur.
« Que veux-tu Nickel ? » demanda Alain, soulagé.

Le vieillard redressa ses binocles, qui avaient glissé. Il suait comme une Madeleine pleure.
« C'est pour ta roulotte. J'ai juste le temps de la repeindre, mais j'aurais besoin de toi. Tu pourrais te rendre utile, pour une fois.
- Pour quoi faire ?
- Mais ton portrait, bien sûr ! »

Alain, qui boutonnait sa chemise, suspendit son geste.
« Tu serais capable de faire un portrait ?
- Si tu ne bouges pas trop. Évidemment, c'est beaucoup te demander, et...
- Pour ça oui ! s'écria le voltigeur. Fais le portrait de mon masque, ce sera mieux ! »

Le couturier caressa son nez, et manqua de faire tomber ses lunettes.
« Ce n'est pas une trop mauvaise idée. »

Tournant les talons, l'homme quitta la plage, aussi vite qu'il le pouvait. Alain grimpa à cheval. Le port s'offrit à sa vue : des bateaux de pêche, un bataillon de petites barques pour touristes, et, plus loin, de monstrueux paquebots, et quelques cargos. Par-dessus tout cela, une petite brume grisâtre.
Une brume... Suzie n'était-elle pas passée dans sa vie, comme une charmante brume, si volage, si insaisissable, si décevante ? Alain secoua la tête. Ne s'est-il pas promis d'oublier Suzanne Mézec ?

Son regard se fixe sur la route. Une route récemment goudronnée, à laquelle le soleil extrait des petites bulles d'asphalte. Chaque cloque scintille d'un éclat bleuté. Il semble que Jupiter les voit aussi, ces boursouflures, car il s'amuse à les éclater sous ses sabots.

Une nouvelle fois, Alain secoua la tête.
« Ce bain m'a mis les idées de travers », pensa-t-il.

Arrivé au campement, il tomba sur Mario, qui l'emmena sous le chapiteau. L'Espagnol regarda en l'air avec une mimique indescriptible.
« Tu vas rompre le cou, Castillon ! Moi, rien qué ver cette hauteur, cela donne la nausée.
- La hauteur, ça donne le vertige ; pas la nausée, répliqua Alain, avec bonne humeur.
- Tiens, voilà », rétorqua Mario.

Carl Angel n'était qu'un voltigeur. Sa souplesse et son visage détendu soulignaient son surnom d'ange. Il portait une moustache et une barbiche à la Napoléon III, par-dessous une tignasse raide, si blonde qu'elle en paraissait blanche. Sa voix, par contre, restait naturelle.
« J'ai mal compris de quoi il s'agit, dit-il.
- C'est simple, intervint Mario.Castillon, il veut commencer son numéro avec de la vraie voltige. Alors : imagine oun hombre, qui file dans les airs, et qui atterrit sur son chéval.
- Je plains le cheval.
- Moi, je plains le public. Il va faire oun bile verte comme la salade ta mère.
- Ma mère fait de la très bonne salade » répliqua l'Ange, en redressant sa barbiche en pointe.

Le second, exaspéré, entraîna les deux voltigeurs sous les trapèzes.
« Eh ! Tu vois, tringle ?
- Ce n'est pas un...
- Castillon séra sur celui-là. Toi, tu séras sur l'autre.
- Mais Castillon n'a pas appris la voltige...
- Qu'en sais-tu ? Et puis tu as l'habitude de cette figure. Tu la fais cinq fois par spectacle !
- Oui, mais avec des professionnels.
- Castillon, c'est oun vrai professionnel. Vous allez essayer nouméro. »

L'Ange soupira, et se tourna vers Alain.
« Tu vas vraiment te jeter dans le vide ?
- Si tu m'assures que tu me reprends au vol, oui. »

Mario, qui n'aimait pas la tournure que prenait la discussion, intervint :
« Eh, eh ! Castillon saute, et l'Ange rattrape, c'est trop simple pour vos cervelles intelligentes ! ¡Ea! Au travail ! »

Alain se plaça au cœur de la piste, et agrippa une corde. Deux employés le hissèrent, jusqu'à un trapèze, sur lequel il prit son équilibre. Dix mètres le séparaient du sol, mais il n'avait pas peur. Pour se mettre en condition, il imagina la foule, qui patienterait, sans le voir. Lui, dissimulé depuis le début, attendrait, ainsi qu'il attendait maintenant. Un bruit de galop précéda l'arrivée de Jupiter. Depuis quelque temps, Alain l'avait entraîné à supporter un poids soudain.

Les éléments se mettaient en place. Bientôt, il faudrait sauter. L'Ange, qui avait été hissé, aussi, lui adressa des sourires narquois. Le garçon l'ignora, et se prépara mentalement.

« Tu peux y aller ! » cria Mario.

Alain se signa. Il jeta un regard à l'Ange, qui souriait toujours. Cette moquerie le piqua, et il s'élança dans les airs. Un doux froissement ; un choc. L'Angle l'a attrapé, en plein vol. Une longe corde, un trapèze, le corps de Carl, auquel il est suspendu. Voilà le tableau.

Si Alain ne le voit pas, il le sait. Mais cela ne l'empêche pas d'entendre battre son cœur. La piste vient comme une monstrueuse claque. Jupiter galope devant lui ; il voit son dos musclé. L'étreinte se desserre ; voilà le moment le plus délicat : si l'animal accélère, son cavalier mord la poussière.

Mais l'étalon, soigneusement mené par Mario, se trouve au bon niveau, et encaisse correctement le choc. Alain, émoustillé par les émotions, ne retient plus sa joie. Suzie et Bernard Dumas sont partis loin. Il échange quelques paroles avec Mario, puis emporte son cheval pour l'étriller.

Tandis qu'il quitte le chapiteau, des paroles lui parviennent :
« Il est fou ! Un de ces jours, il va se tuer ! »

Et une autre voix, plus basse, qu'il ne reconnaît pas :
« C'est à se demander s'il ne fait pas exprès ! »

Il sourit, hausse les épaules. Il s'en moque, éperdument. Cet exercice palpitant a guéri son cœur ; durant quelques minutes, il a tout oublié. Maintenant, il ne veut plus revenir dans sa tristesse, mais rester dans l'excitation joyeuse qui le ramène à la vie.

Jupiter fut promptement brossé, puis conduit dans son pré. Ce que voulait Alain, à présent, c'était une bonne marche, qui achèverait de lui remettre les idées. L'atmosphère était surchauffée, mais cela ne l'importunait pas.

Un bois de conifères s'ouvrit sous ses pas. Il s'y engagea, humant l'odeur des pins. De la mer, lui venait un murmure sourd et continu ; celui des vagues se couvrant les unes par-dessus les autres, et venant mourir sous la proue des navires. Quelques cris d'oiseaux, également. Le bruit, plus imposant, des aiguilles qu'il brisait sous ses pas. Une ambiance calme, sereine.

Subitement, une voix claqua :
« Eh, toi ! Que fais-tu ici ? »

Il se retourna : une vieille femme sortait d'une bâtisse cachée par la végétation. Elle était handicapée par un grave surpoids, et hachait ses paroles, comme si les dents lui manquaient.

Il voulut s'approcher, mais elle l'interrompit :
« File ! Espèce de bohémien ! Sale maraudeur ! Tu veux me voler des poules, hein ?
- Mais Madame...
- Tais-toi ! Tu viens du cirque, n'est-ce pas ? Alors, retournes-y ! »

Alain soupira. Ainsi prenait fin sa promenade !

Il retourna rapidement sur ses pas, entra dans sa caravane. La chatte ronronnait sur son lit, le museau fourré dans sa queue toute blanche. Il s'étendit près d'elle, et s'assoupit. Ce petit corps tout chaud lui faisait oublier sa solitude. Sous ses paupières closes, glissait la frise étourdissante des événements passés.

Hélas, l'image de Suzie surgit, plus violemment que toutes les autres !


Toujours perdant !Where stories live. Discover now