Des bêtes pour amis

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Le Soleil, à regret, quittait les mystères de l'Orient pour se lever sur la terre de France. Le ciel, complètement dégagé, avait pris des teintes grisâtres. Quelques traînées translucides de condensation s'élongeaient sur ce tapis de fond bleu sombre. Le champ de blé qui s'étirait, tout proche, n'en paraissait que plus clair.

Le silence régnait encore. Le cirque s'éveillait doucement. Pourtant, à quelques pas, un homme et un cheval s'activaient : Alain, levé depuis les cinq heures, entraînait Jupiter. La silhouette tassée de Mario surgit entre deux caravanes. Encore hébété par le sommeil, il pensa, dans sa langue :
« Voilà pourquoi j'entendais le galop d'un cheval ! Il est fou,
ce Castillon ! »

Il songea à l'interpeller, mais remarqua qu'Alain ne l'avait pas aperçu, trop captivé par le dressage. Intéressé, il s'adossa à un arbre, et l'observa.

Alain courait en cercles concentriques, et son cheval le suivait au trot, secouant sa longue crinière frisée. Soudain, le garçon accéléra le rythme, et serra davantage ses virages. L'étalon, se piquant au jeu, prit le galop.

Mario, tout saisi, balbutia :
« Il va se crever, Castillon ! »

Mais le jeune homme soutenait la course avec beaucoup de résistance. Il avait encore précipité la cadence, mais alternait ralentissements et accélérations. Le cheval, comme fou, s'adaptait aux caprices de son maître. Enfin, les cercles se rétrécirent de plus en plus, au point que le cheval dut exécuter un demi-tour sur ses postérieurs. À ce moment, Alain leva légèrement sa main vers le haut, et cria :
« Hop ! »

Il récompensa la monture, et l'amena à refaire cet exploit. Jugeant sans doute que l'animal avait suffisamment travaillé, il arrêta les exercices et vint trouver Mario. Celui-ci, toujours critique, s'exclama :
« Eh ! Qu'est-ce que c'est que circo !
- Je lui apprends à se cabrer, répliqua Alain. Jupiter est un très bon élève, sais-tu ?
- Tu vas mieux ? Dommage qué tu sois pas paru sur la photo !
- Oui, c'est dommage. »

Mario regarda l'étalon, comme on observerait un objet mystérieux.
« Dis-moi, Castillon. Como cheval peut-il saisir quand tu cries : "hop !"
- Il ne saisit pas, il associe. »

Sans en dire plus, Alain entraîna Jupiter  pour le brosser. Le foin dégageait une odeur douçâtre, qui lui rappelait quelques bons souvenirs. Il ne résista pas à l'envie de s'y allonger pour faire un petit somme. Épuisé par sa course, il se détendit rapidement. Jupiter, très sage, semblait veiller sur son sommeil. Alain entendait sa respiration puissante, sentait son effluve salé.

Une boule chaude et molle rebondit soudain sur son ventre. Le garçon la rejeta d'un geste vif. Un bruit mat. Un miaulement déchirant. Il ouvrit les yeux, et aperçut un chaton. Au milieu de son pelage immaculé surgissait un petit museau tout rose et de grands yeux bleus, presque humains.
Le garçon rassura l'animal, le posa sur la croupe noire de Jupiter, et songea que cette paire ferait un beau spectacle, s'il parvenait à dresser le chat.
« Je me demande ce que je vais faire de toi », songea-t-il.

D'emblée, il l'avait adopté, et aurait été peiné de le perdre. Il éprouvait, envers les bêtes, l'attachement spontané des enfants. Quand Alain prenait des décisions rapides, il les exécutait tout aussi promptement. Traversant le camp qui, à présent, fourmillait, il s'enfonça dans la ville, et voulut entrer chez le charcutier, mais la boutique était fermée. Alors, poussé par une étrange envie, il voulut passer devant l'église. Hélas, l'enfant et sa guitare n'étaient plus là !

Un peu de déception lui vint au cœur ; il aurait aimé contempler le regard candide de la jeune fille. Depuis quelques jours, il éprouvait un besoin impératif de douceur, de compréhension, de confiance. L'ambiance du cirque, certes, était pétrie de camaraderie... mais non d'amitié.Pour ce jeune homme évadé, recherché par la loi, recherché par le gang qu'il avait quitté... il fallait une mère, une sœur, une main attentive pour le consoler. Malheureusement, pour l'instant, il devait se suffire à lui-même, sans aucune aide extérieure. Et cette solitude lui pesait durement.

Il se consola, en songeant à la pelote toute chaude, couverte d'un pelage soyeux, qui ronronnait comme une locomotive. Oui, les bêtes, pourtant muettes, étaient son meilleur réconfort.

Alain quitta ses réflexions en apercevant le dresseur, Paul des Ternes.

L'homme avait visiblement le don. Dans ce domaine, Alain l'estimait et le reconnaissait supérieur à lui. Ici, tout le monde l'appelait Paul, même si le second s'entêtait à le surnommer « Pablo ». Ce mateur de fauves avait des cheveux châtains assez longs, qui lui donnaient une touche de romance. Sa pilosité semblait avoir rassemblé plusieurs ethnies en une : sa moustache était blonde ; ses sourcils, roux ; et ses cheveux parsemés de fédérés grisâtres.

Cinq minutes après l'avoir abordé, Alain apportait triomphalement à sa protégée un copieux déjeuner.

Comme il sortait, le patron l'aborda, toujours paré de son haut-de-forme. Il tiraillait le col de sa chemise, ce qui prouvait sa nervosité.
« J'ai à vous parler, Alain, dit-il.
- Mais avec plaisir, patron. Préférez-vous un endroit plus discret ?
- Non, non. Il s'agit de votre habitat. Je pense vous avoir trouvé une caravane. »

Si Alain fut surpris, il ne le montra pas. Pourtant, le trouble du directeur ne pouvait être causé par une simple roulotte ! Alain se souvint des paroles Mario :
« Quand il est triste, il est pressé. »

Lagarde continua :
« J'ai déniché une vieille caravane, que vous pourrez retaper : il manque la porte, mais Nicket vous arrangera cela. Il pourra aussi vous la repeindre.
- Et le cheval, patron ?
- J'y viens ! La jument qui servait à Merlier vient d'avoir un accident : sa queue est brisée, et elle a une allure effroyable ; jamais plus elle ne pourra entrer sur la piste ! Bref, vous pourrez la reprendre pour tirer votre maison. »

Sur ces paroles, Lagarde s'éloigna. Alain le suivit des yeux, songeur. Puis, remettant son chapeau à larges bords, il rejoignit Jupiter. Un frou-frou soyeux lui rappela la présence de sa nouvelle amie.

Alors, il songea, rêveur, à cette jeune fille qui l'attendait.

Toujours perdant !Where stories live. Discover now