6- Les compagnons du chagrin

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« Moi ? Un simple ami de Jun. »

Les paroles de l'homme face à elle eurent l'effet d'une douche froide. De quel droit pouvait-elle faire subir à un parfait inconnu ses sautes d'humeur ? Suzanne se mordit les lèvres. Depuis le décès de son pauvre frère, la jeune femme avait les nerfs à fleur de peau.

« Alors vous étiez... Vous étiez un ami de Jun ? » balbutia-t-elle ne sachant que répondre d'autre.

L'homme acquiesça d'un mouvement timide de la tête. La brunette semblait désarçonnée. Se connaissaient-ils depuis longtemps ? Étaient-ils proches ? Une montagne de questions l'ensevelissaient et s'accumulaient maintenant dans son esprit. Des interrogations simples, peut-être indiscrètes, mais qui lui paraissaient nécessaire pour apaiser la blessure ouverte dans son cœur. Ce sentiment de vide qu'elle cherchait à combler inconsciemment, même si cela impliquait de parler de lui avec un parfait inconnu.

« Jun était mon frère. Je m'appelle Suzanne Lévy, enchantée » prononça-t-elle d'une petite voix.

Avec timidité, elle s'avança et présenta sa main à l'invité. Un sourire courtois s'était dessiné sur son visage. L'homme eut cependant un geste de recule. Il essuya discrètement ses mains moites sur son pantalon et les dissimula derrière son dos. À la vue de l'expression gêné qu'il tirait, Suzanne se ravisa alors.

Serait-ce de la peur ou bien de la pudeur que l'on pouvait lire au travers de son regard sombre ?

En guise de salutation, elle s'inclina nonchalamment et l'inconnu fit de même. L'attitude du garçon l'avait vexée. Ce dernier paraissait cependant plus serein.

« Ok Woo Young, enchanté. J'ignorais que Jun avait une sœur. »

Le faucheur déchantait. Parler avec un humain et qui plus est un proche de son client était une chose qu'il n'aurait jamais penser faire de sa vie. Lui qui se référait sans arrêt aux règlements des faucheurs passait pour un idiot à présent.

« Alors, comme ça, Jun ne vous a jamais parlé de moi ? »

Suzanne fixait ses ballerines. Elle affichait une mine triste. Woo Young en resta muet. Que pouvait-il bien répondre à cela ? Les seules discussions qu'il avait eut l'occasion d'avoir avec le malade n'étaient que purement professionnelles. Le passeur fixa le jupon noire de la jeune femme, à la recherche d'une excuse. Même si cette dernière arborait un sourire tendre et rassurant devant sa famille, lui n'était pas dupe. En tant que serviteur de la mort, il savait reconnaître la souffrance quand il la voyait. A la perte d'un être chère, tout le monde passait par là. Que l'on soit humain ou autre à vrai dire.

« Jun était quelqu'un de bien. Le fait qu'il parte maintenant peut vous paraître injuste, mais s'en est ainsi. La vie est cruelle. Elle nous retire ce qu'on a de plus cher à nos yeux avant même que l'on s'en aperçoive... »

Laissant la suite de ses propos en suspens, il prit conscience du sens de ses mots. Pourquoi paraissaient-ils aussi lourds de rancœurs ? Malgré cela, il continua de développer sa pensée :

« Vous savez, ce ne sont pas les années qu'il a eut dans sa vie qui compte, mais plutôt la vie qu'il a menée durant ces années. Je peux alors vous affirmer sans hésitation qu'il était heureux. Heureux de vivre, même si sa maladie le forçait à rester parfois coincé dans un lit d'hôpital. »

Woo Young fit mine de réfléchir quelques secondes, cherchant les mots qui pourrait lui servir d'explication.

« Avec moi, Jun ne parlait pas vraiment de sa famille. Disons que ce n'étaient pas nos sujets de conversation habituels. Cependant, je peux vous garantir qu'il a bien vécu. Vous, ses proches, étiez sa force. Et croyez-moi, il n'y a rien de plus précieux que la présence des gens qui vous aime et que vous aimez en retour lorsque l'on est malade. »

Stupéfaite face à ses paroles, Suzanne le détaillait d'un œil brillant. La bouche entrouverte, aucun son ne semblait vouloir franchir la barrière formée par ses lèvres.

Pourquoi venait-il de dire tout cela ?

Contre son gré, une larme perla lentement le long de sa joue. Approchant sa main tremblante près de son visage, elle s'en rendit compte. D'un geste brusque, elle l'essuya à l'aide de sa manche et baissa son regard flou en direction du sol. La brunette esquissait malgré tout un sourire ému.

« Je le sais ça... »

Un silence s'abattu alors dans la chambre funéraire. Aucun des deux jeunes n'osait parler. Seul le bruit de la respiration saccadée de Suzanne résonnait entre les murs tel un écho lointain. Les larmes qu'elle peinait tant à retenir continuait de s'échapper contre sa volonté.

« Ne vous retenez pas, murmura le faucheur de sa voix profonde. Pleurer est naturel dans ce genre de situation. »

Il couva la jeune femme d'un regard compatissant et ses mains se crispèrent. Voir la souffrance des humains était bien l'aspect de son boulot qu'il détestait le plus. Pourquoi lui ? Pourquoi se sentait-il si mal pour ces simples étrangers? Aucun de ses collègues ne semblait ressentir de telles sensations durant leurs missions. Aucun d'eux n'était pris de cette vive douleur. Cette douleur insupportable qui vous trouait la poitrine. Cette douleur qu'il haïssait en tout point. Il ne comprenait pas. Quel intérêt y avait-il à ressentir cela quand on était déjà mort ? Était-ce une punition pour le faire souffrir davantage ? Tout ceci était absurde.

« Ne refusez pas non plus la compagnie de votre famille et de vos amis dans cette épreuve. Suivez ce conseil et vous verrez : l'esprit oublie toutes les souffrances quand le chagrin a des compagnons et que l'amitié le console. »

Jamais il n'avait pensé que cette phrase pourrait lui servir un jour. Sous l'effet de la surprise, les yeux humides de Suzanne s'agrandirent.

« Shakespeare ? s'étonna-t-elle. Lisez-vous beaucoup Monsieur Ok ?

– Beaucoup ? Je ne dirais pas cela. Je connais juste un ami qui adore lire et qui partage parfois ses lectures avec moi. » répondit-il humblement.

La jeune femme lui adressa un sourire reconnaissant. Ce dénommé Woo Young avait raison. Faire l'aveugle sur son cas n'allait pas l'aider. Était-ce pour se convaincre elle-même qu'elle affirmait obstinément que tout allait bien ? Mais qui pourrait bien aller le jour de l'enterrement de son frère ? Tout ceci n'était que des mensonges. Une mascarade qu'elle jouait depuis deux jours pour ne pas inquiéter ses proches. Un masque qu'elle portait comme pour se cacher. De quoi ? Elle-même ne le savait pas vraiment. Peut-être d'une peur de l'inconnu ? Un sentiment découvert après avoir été abandonnée par son grand frère, lui qui la soutenait, lui qui la protégeait.

Le faucheur observa sa montre à gousset. Après encore de longues secondes à rester dans le silence, il s'avança finalement vers la sortie d'un pas lent et régulier. L'heure de partir venait de sonner. Sa mission était achevée. Il n'avait à présent plus rien à faire dans le monde des humains. Dans son dos, il sentit le regard suppliant de Suzanne glisser le long de sa silhouette. Pourquoi culpabilisait-il à l'idée de l'abandonner à son triste sort ? Alors qu'il s'apprêtait à franchir le seuil de la grande porte, Woo Young s'arrêta net. D'un geste hésitant, il adressa au loin un signe de la main à la sœur de Jun sans se retourner.

« Adieux » fut seul mot qu'il parvint à prononcer.

À nos âmes perduesWhere stories live. Discover now