1- Un boulot mortel

436 39 54
                                    


Busan, années 1960.

Dans les rues mal éclairées de Busan, un pesant silence régnait. Solitaire, une ombre arpentait les différentes allées, errant dans les ruelles de la ville endormie. L'inconnu marchait avec rapidité, fixant d'un œil inquiet sa montre à gousset. Celle-ci affichait 2 h 30 du matin. Seul le son répétitif de ses pas pressés résonnait à travers le bitume et perturbait ce profond calme d'hiver. Lorsque l'homme tout de noir vêtu arriva enfin près de la plage, il arrêta sa course devant un petit commerce du coin. Son collègue, gelé par le froid, l'attendait déjà devant l'entrée du bâtiment.

« Toujours à l'heure à ce que je vois, Monsieur Ok Woo Young !» rigola nerveusement le grand brun.

À la voix de son partenaire, le dénommé Woo Young se retourna. Tout en le dévisageant d'un air septique, il le salua d'un signe de tête avant de répliquer :

« Oui Sang Chul, tu sais bien que j'ai horreur d'être en retard. Contrairement à toi, j'estime qu'arriver à l'heure est la moindre des politesses.

– Oh, allez ! Ne fais pas ton vieux rabat-joie. Tu n'as pas neuf-cents ans ans que je sache ! »

Le garçon souffla à la remarque de son ami. Ils avaient beau avoir un an de différence seulement, le plus jeune était toujours aussi effronté.

« Le jour où tu t'attireras des ennuis ne compte pas sur moi pour t'aider. Je t'aurais prévenu, la Mort n'attend pas je te rappelle. »

Sans dire un mot de plus, les deux garçons entrèrent dans l'Exodus, leur café habituel. Les locaux, éclairés seulement par quelques spots et la baie vitrée de la devanture, dégageaient une atmosphère tamisée mais chaleureuse. Au fond de la salle, derrière un vieux mur délabré, trônait un grand bar sombre. Diverses bouteilles étaient posées sur les étagères et offraient un spectacle coloré aux yeux attentifs des rares visiteurs. Le Coréen, suivi de près par son partenaire, s'installa au comptoir et appela d'un geste habitué de la main le serveur.

« Alors, déjà de retour Woo Young ? Content de te revoir, lança le barman tout en essuyant ses verres. Un grand café comme d'habitude, je suppose ?

– Oui, merci Seok Jin.

– Et toi Kim ?

– Pareil, s'il te plaît. »

Le jeune homme à la chevelure auburn se retourna et prépara leurs commandes. Alors qu'il commençait à sortir les tasses, Kim Sang Chul le questionna quelque peu étonné :

« Le proprio n'est pas là ce soir ?

– Non, c'est son jour de congé aujourd'hui, informa son interlocuteur d'une voix tendue. Il se repose pour les préparatifs de la prochaine réunion. Le fait que toute la boîte se réunisse ce week-end nous stresse beaucoup. D'ailleurs, n'y soyez pas en retard, vos chefs de section y seront présents ainsi que tous les autres !

– Oui, ne t'inquiète pas. Ce n'est pas notre première réunion, loin de là même, ironisa Woo Young accoudé sur le zinc. Je sais que cela peut paraître imposant de voir tout le comité général réuni, mais tu n'as vraiment pas à t'en faire. Je t'assure que tout le monde sera bienveillant avec toi.

– Tu as raison. Sinon, pas trop dur le boulot ?

– Ça allait. Aujourd'hui nous n'avions pas beaucoup de monde à faire passer. Juste un vieux monsieur mort sur son lit et un couple victime d'un accident de voiture. Nous les avons simplement accompagnés au travers de toute l'administration puis laissés aux mains de Wu Jing dans la salle de l'oubli. Après, tu connais la routine : rapport et archivage.

– Je vois. Ils doivent sûrement être mieux là où ils sont maintenant. Je les envie quelque part...»

Le barista baissa son regard en direction du sol. Ce fut avec une expression mélancolique qu'il servit la commande aux deux clients. Malgré le fait que les tasses remplies de café brûlant ravirent nos deux amis frigorifiés par les températures de décembre, la remarque du plus jeune avait jeté un froid dans la discussion. Un silence significatif avait pris place dans le bar vide, où seules les notes nostalgiques d'un piano coincé dans un coin de la grande salle se faisaient entendre.

Pour réconforter l'adolescent, Kim entreprit de briser ce néant de sa voix grave :

« Voyons Seok Jin, ne fais pas cette tête-là ! Cela fait déjà un peu plus de cent ans que tu vis cette vie. Ne t'y es-tu toujours pas habitué ?

– Vivre ? (Il émit un rire sarcastique) Nous sommes déjà morts en soi... »

Il tira le col de sa chemise pour la desserrer, comme si cette dernière l'étouffait.

« C'est vrai, mais si tu commences aussi à jouer avec les mots ! Nous aussi, parfois, on se demande pourquoi les personnes comme nous n'ont pu accéder à la rédemption. Ou encore ce qu'on a bien pu faire dans notre vie antérieure pour devoir rester sur cette terre à effectuer ce travail. Seok Jin, tu n'es pas le seul à penser cela... Nous aussi, on aimerait pouvoir se souvenir et comprendre. »

Le calme revint alors de nouveau. Sirotant leurs boissons chaudes, les jeunes hommes continuèrent banalement leur discussion, parlant de tout et de rien et oubliant ainsi ce singulier instant. Au bout d'une bonne heure, les deux collègues quittèrent enfin le plus jeune pour aller se reposer. En effet, la vie d'un faucheur était loin des mythes que l'on racontait pour faire peur aux enfants. Rester condamné à servir de passerelle entre la vie d'avant et la vie d'après des personnes récemment décédées n'était pas de tout repos.




 Rester condamné à servir de passerelle entre la vie d'avant et la vie d'après des personnes récemment décédées n'était pas de tout repos

Oops! This image does not follow our content guidelines. To continue publishing, please remove it or upload a different image.
À nos âmes perduesWhere stories live. Discover now