28. En chute libre

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“Je suis tombée amoureuse pendant qu'il lisait, comme l'on s'endort : d'abord doucement et puis tout d'un coup.”

John Green


Cher journal, cher passager d'une génération passée ou future ayant trouvé ces mots à l'aide du T.A.R.D.I.S, cher je-ne-sais-qui désireux de connaître mes plus sombres pensées et finalement, principalement si j’osais, cher être humain à qui j’ai autorisé la lecture de ces mots ; te voilà sans nul doute arrivé au second pire chapitre de ma vie. Que dire, si ce n’est “bonne chance” ? Tu peux pleurer, je ne te regarderai pas. Promis. Remontons donc le temps de vingt-quatre heures, si tu veux bien. La nuit du seize novembre.

Il faisait nuit depuis deux heures au moins, peut-être trois, lorsque Lewis et moi nous sommes disputés. Ce fut là notre première et dernière dispute. 

— Tu as crié, balbutia Elizabeth en décrochant son téléphone après que Lewis l’ai fait sonner une douzaine de fois. Pourquoi… Pourquoi est-ce que tu as crié, Lou ? Les cris me font peur. Je croyais… Je croyais que tu le savais.

— Ta voix, elle est différente.

— Les gens normaux disent “pardon”.

— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, à Teaghlach, la normalité, c’est d’être anormal.
 

Dire que je n’ai pas senti de regret dans sa voix reviendrait à mentir et je ne me considère pas foncièrement menteuse. Dire que je n’y ai pas perçu d'amertume, aussi. Mais il avait raison. Lou avait raison en disant qu’à Teaghlach, la normalité était d’être anormal. Je le suis, moi, anormale. Et parce que je le suis, je n’ai rien dit. Je me suis contentée de faire ce que je savais le mieux faire ; observer. 

Les rues grouillaient de restes d'hommes à moitié ivres, à moitié morts. Il ne pleuvait pas. J’aurais aimé qu’il pleuve. Et puis, il y avait ces voitures. Les gens roulent si vite...  N'ont-ils réellement aucune idée du danger qui les menace à chaque instant ? Ou bien, ne s’en soucient-ils simplement pas ? J'ai peur pour eux, tu sais. J'ai peur des voitures. J'ai peur du noir, du monstre sous mon lit et, la nuit dernière, j’ai même eu peur de lui. De Lewis Stuart O’Neill, petit irlandais qui, avant que n’arrive l’orage, aidait ses parents dans la boulangerie de leur village, s’occupant de ses nombreuses sœurs. J’ai peur aussi de ce que je ressens, de l’état de mon cœur, du fantôme de mon frère, de la solitude et même de la compagnie. J'ai peur de tout et de tout le monde, en somme. J'ai peur de moi, surtout. Et, la nuit dernière, j’ai eu froid. Horriblement froid. Parce qu’il faisait nuit et que j’ai peur de la nuit, que j’étais seule aussi, et que j’ai peur d’être seule. Et puis, je pensais avoir perdu mon meilleur ami, et j’ai peur de perdre. 

Nous nous sommes disputés pour quelque chose qui n’en valait pas même la peine. Je regrette. Je regrette comme je n’ai jamais regretté. C’était une dispute bête ; ne le sont-elles pas un peu toutes ?  

Lou m’a menti. Depuis notre rencontre, Lou a toujours eu toute une flopée de bracelets au poignet. Je lui en ai moi-même tressé deux. Je pensais que ça faisait partie du personnage. De Lou. Juste comme les tatouages ornés de petites fleurs, la posture désinvolte et les chaussures dépareillées. Et ça faisait partie du personnage. De Lou. Mais cela n'était en rien comparable aux petites fleurs sur son corps, aux doigts qu’il dressait en riant et à ses Vans dépareillées. 

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant