43. À mon âme-frère

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"On peut donner bien des choses à ceux que l'on aime. Des paroles, un repos, du plaisir. Tu m'as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m'était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore."

Christian Bobin

Lewis Stuart O'Neill,

J'ai l'honneur de vous annoncer que je vous aime. 

Mais ça, Lou, tu le savais déjà, pas vrai ? Parce que, que je le veuille ou non, John a raison. Je vois en toi un frère, je ne peux rien y faire. Te souviens-tu de la première fois où tu m'as approchée ? J'étais terrifiée et encore toute retournée des paroles abjectes que m’avait tenu ce médecin, que nous n’avons d’ailleurs jamais revu, et toi, tu es entré dans mon studio, les mains dans les poches, un chewing-gum dans la bouche, et tu as dit un gros mot.

J'avais le cœur au bord des lèvres, les larmes au bord des yeux, et John était au bord de commettre un meurtre. Ou bien de pleurer, lui aussi ; je ne saurais dire.  Alors, il nous a laissés seuls, tu as pris ma main après m’avoir donné un cours de grammaire, et nous sommes sortis dans le parc, l’âme un peu nue, les idées un peu folles. Tu n’as pas dit un mot, Lou le Leprechaun. Moi non plus. C’était bien comme ça, merci d’avoir compris. Merci de ne pas avoir dit un mot. 

Pour la première fois depuis mon arrivée, tu m'as arraché un sourire et, pour la première fois, aussi, j’ai revu le soleil. Au risque de me répéter, tu n'as pas parlé et je n'ai pas parlé. Alors, je t'ai aimé. Je t'ai laissé m'apprivoiser. Je me suis laissée endormir près de toi dans ce parc plus tout à fait fleuri. Tu n'avais pas les mêmes chaussures, tes ongles étaient peints, et déjà je savais t'aimer. Te redouter, aussi, un peu. Tu étais si libre et moi, j'étais faite prisonnière d'une tour que je m'étais scellée. Mais alors, il y a eu Londres, où nous nous sommes embrassés. Tu avais mon âge, et pourtant, tu étais bien trop jeune à mes yeux ; je n'étais pas bien féminine, mais suffisamment pour ne pas que tu tombes amoureux. Tu étais brisé, Lou, et je l'étais ; alors nous avons fait le pari un peu fou de nous assembler pour combler les vides.

Merci.

Merci d'avoir misé sur moi lorsque moi-même je n'osais plus le faire.
Merci d'avoir demandé ma main devant les Tournesols de Van Gogh. Merci pour Ringo l'ourson. Merci pour nos tatouages. Merci d'être le Carpe Diem de mon Invictus, le Bingo Ringo de mon Agnagnagna, le Lou de mon Eli, le loup de ma brebis et le petit soleil de ma lune.

Merci de préférer les mathématiques lorsque je préfère les langues, le salé lorsque je préfère le sucré, et le vert lorsque je préfère le bleu. Merci d'avoir pris ma main sur le toit, et merci aussi d'avoir pris mon cœur en m'offrant l'un de tes bonnets. Merci de m'avoir appris à jurer, à aimer, à vivre, et à lever mon majeur, bordel.

Merci de m'avoir entraîné dans les cuisines au beau milieu de la nuit pour qu'on puisse préparer des crêpes, juste parce que tu voulais me voir sourire. Merci pour ces batailles de popcorn, de peinture, de chocolat et de tout ce que tu trouvais bon à me jeter au visage, parce qu'alors tu faisais de moi l'amusée du musée dont tu étais muse.
Merci de m'avoir sauvé la vie, Lou. Merci d'être cet adolescent avec qui je peux me perdre lorsque je désire éperdument me trouver.

Parfois, il m'arrive de rêver de toi. Surtout les nuits d'orages où je suis à Teaghlach et où nous dormons ensemble. Je rêve du futur, Lou. De mes enfants. De tes nièces et neveux. L'autre nuit, j'ai fait ce rêve où tu me demandais si tu pouvais leur faire la lecture, alors je me suis moquée de toi en te demandant si tu savais lire et ce que tu comptais bien leur lire, et tu m'as répondu avec un grand sourire que tu songeais au conte des trois frères, de J.K. Rowling. Ils avaient quatre ans, et lorsque je t'ai dit que tu ne pouvais pas faire ça, tu as pris le livre et tu t'es éloigné avec un grand sourire, alors je t'ai suivi et j'ai sauté sur ton dos.

Tu as fait le tour de la maison, Ethan nous a trouvé avec les petits, et il a ri en disant à nos enfants que leur maman jouait avec son deuxième amoureux. Nous avons tous fini dans le canapé, à regarder Peter Pan pour la millième fois au moins, en buvant des litres de chocolats chauds. John et Jim sont arrivés avec leur fils, ils se sont embrassés et nous ont rejoint. Il neigeait, c'était la semaine de Noël, nous allions le fêter tous ensemble. J'ai joué aux petits-chevaux avec eux, près du feu, dans un grand chalet, et toi, tu as joué avec les petits. Nos petits.

Dans dix ans, peut-être, tu seras ce type d'homme à lire l'horoscope, le tiens, le miens, le nôtre, tous les jours, avec une pinte de Guinness et un énorme plat de poulet tout droit venu de chez Nando's. Les pieds sur la table, tu regarderas Friends, tu taperas dans tes mains au générique et, assise près de toi, ma machine à écrire sur les genoux, à écrire des livres qui feront pleurer et rire toute l'Angleterre, je te donnerai un coup de coude dans les côtes en riant.

Ce rêve-ci et cette vision-ci de mon futur, ont, peut-être, très probablement à bien considérer la chose, été les plus beaux que j'ai eu la chance de faire depuis l'accident. L'accident du cinq juin... Celui qui m'a tuée. J'ai besoin de toi, Lou. Je vais avoir besoin de mon âme-sœur mais aussi de mon âme-frère alors, je t'en prie, au nom des pâtes à tartiner volées, des bêtises oubliées, des occasions manquées et surtout des promesses à venir, viens.

Le cinq juin, dans cette petite clairière aux malheurs, près de notre grange aux bonheurs ?

Parce que Teaghlach, dans ta langue natale, veut dire famille, alors, enchantée, Teaghlach, je m'appelle Elizabeth Juliet Morgan, et ceci est l'histoire de ma vie. Le premier à mourir a perdu, et ça commence maintenant.

Post Scriptum : Ce matin, en me levant, j'ai appris un autre mot en irlandais, et un autre concept dans le langage complexe qu'est celui de la vie ; Aisling. Il fait référence aux rêves et à la vision du futur, mais je ne t'apprends rien, pas vrai ?

Post Post Scriptum : Je suis fière de toi. Et je sais que Will le serait, lui aussi. 

Eli la Changeling

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant