7- Les bois

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Depuis la disparition de sa sœur, Suzy faisait un cauchemar récurrent. Un peu comme Alice au Pays des Merveilles, elle franchissait une petite porte, pour ensuite ramper dans un tunnel humide... C'est ce qu'elle expliquait à sa mère dans la voiture, au retour du village.

— Mince, on a oublié d'acheter des champignons, s'interrompit Suzy.

— Je m'en fous... Continue.

— Ben, mon rêve se termine là. Je vois pas ce qu'il y a après ce tunnel pourri... Bon, bref. Et si on s'arrêtait à la forêt pour voir si on en trouve ?

— Si on trouve quoi ?

— Ben des chanterelles !

— Je sais pas, ma grande... J'ai peur que l'autre se venge de ne pas nous voir revenir...

— Qu'est-ce tu veux qu'elle nous fasse ?

— T'embarquer, embarquer Carpette...

— Mais non. Elle peut pas.

Même si elle n'avait envie de rien, au fond, Madeleine était soulagée que sa fille veuille communiquer à nouveau. Les rôles s'étaient même inversés. Suzy prenait soin d'elle comme une mère depuis qu'elle l'avait vu péter les plombs et s'acharner sur la poupée.

Mais elles étaient bien avancées... Selon sa fille, cette maudite créature aurait coincé Sarah dans cette espèce de corridor. Pour quoi faire ? Il n'y avait pas de réponse. C'était tellement absurde. Elle se gardait bien de le dire à son aînée, de peur qu'elle ne lui adresse plus jamais la parole.

Suzy insista pour ne pas rentrer au manoir tout de suite. Elle avait besoin de s'aérer l'esprit, de sortir de cet étau de vieilles pierres contrôlées par Rosalynde.


Rien ne les empêcha de garer la voiture à l'orée de la forêt. L'adolescente sortit et se pencha dans le coffre pour s'emparer d'un panier en osier.

— Tu viens pas Maman ?

— Non, je préfère t'attendre dans la voiture avec Carpette. On sait jamais...

— Arrête de psychoter ! Tu vois bien qui se passe rien !

— Évite de te perdre, c'est tout ce que je te demande.

— T'inquiète...

— Traîne pas trop, quand même.

— Je t'ai dit de pas t'en faire !

Sa fille avait peut-être raison.


Suzy appréciait ce moment en solitaire. Ça faisait un sacré bout de temps qu'elle l'espérait. En fait, depuis que l'autre flippante de « Rose-machin » avait fait irruption dans leur vie...

Dans les bois, elle débusqua une grande branche de pin qu'elle transforma en bâton. Elle avait vu son paternel à l'œuvre. Ça permettait de dégager les feuilles et de mettre la main plus facilement sur l'objet de sa quête. C'était une activité qu'elle avait adoré partager avec lui, ramasser des champignons. Elle savait identifier le pet-de-loup, le bolet, le mousseron, la trompette de la mort, la chanterelle... Et bien sûr, les amanites.

Elle se souvenait des joyeuses parties de cueillette où son paternel laissait les portes de la voiture grandes ouvertes afin que le poste de radiocassette entonne du Nicolas de Angelis, son compositeur favori à lui. Alors, tout devenait magique. Ce père d'ordinaire si sévère, sérieux, devenait plus joyeux. Chacun s'équipait d'un sac et l'on se dispersait « sans perdre le contact visuel », une de ses fameuses expressions militaires. C'était chouette. Dans la forêt, l'émerveillement était permanent. Une fois, Suzy et sa sœur avaient surpris tout un groupe de rainettes bondissant dans la boue. Elle se rappelait de Sarah qui sautait comme une puce dans les flaques avec ses bottes rouges. Elle voulait toutes les attraper pour leur faire des bisous. Sur le coup, Suzy avait trouvé ça parfaitement répugnant. Maintenant, elle aurait donné n'importe quoi pour la voir embrasser une de ces bestioles...

Elle en était là de ses souvenirs quand soudain, un hurlement d'animal retentit, atroce. À l'instinct, elle suivit le son à grandes enjambées à travers troncs et buissons...

Elle découvrit un loup gigantesque, digne d'un cauchemar d'enfant, la patte prise dans une mâchoire d'acier, tandis qu'un autre lui léchait les plaies comme pour amoindrir sa douleur.

Sans se poser de questions, Suzy utilisa son bâton pour écarter le piège meurtrier. Contre toute attente, le bois résista, et la patte percée fut libérée.

L'énorme loup grognait et bavait, en jetant des regards de mort.

— Éloigne-toi de moi, l'humaine !

Il parlait ! Heureusement que sa mère n'était pas là, pensa Suzy. Elle aurait disjoncté.

— On doit te soigner. Tu pisses le sang...

— Ne t'approche pas ! Regarde ce que tes congénères m'ont fait !

— D'accord, mais moi je viens de te sauver.

— Loup, calme-toi, intervint la louve qui le soulageait. Tu vois bien que cette petite n'en veut pas à ta peau !

— Tous les humains sont fourbes !

— Et ben pas moi ! Je vais chercher ma mère, elle va peut-être pouvoir nous aider...

— Jamais ! Je préfère mour...

— Loup, écoute l'humaine ! le coupa la louve en montrant les crocs.

— Je fais le plus vite que je peux ! lança Suzy.


La gamine savait que dans ces cas-là, chaque minute comptait. Elle courut, courut encore, et surgit enfin devant le capot, hors d'haleine.

— Maman, j'ai besoin de toi !

— Quoi ? Ah j'en étais sûre. Qu'est-ce qui se passe ?

— Est-ce qu'il y a toujours la trousse de secours dans la voiture ?

Le sang de Madeleine ne fit qu'un tour.

— Mon Dieu... Tu es blessée ?

— Non. C'est pas pour moi... C'est pour une patte.

— Comment ça, une patte ? Une patte de quoi ?

— Une patte de... Bon, viens !

Madeleine devint folle.

— Rentre tout de suite dans cette voiture ! Sur-le-champ, tu m'entends !

— Ça sert à rien de taper une crise ! C'est une urgence ! Alors tu viens avec la trousse, oui ou quoi ?

Suzy la devançait déjà. Madeleine se demandait ce qu'elle avait bien pu faire dans une vie antérieure pour mériter ça. Peu importe, une fois de plus, elle y était jusqu'au cou. Et il fallait qu'elle s'active, avant de ne récupérer que des morceaux de sa fille au fond des bois...

RosalyndeWhere stories live. Discover now