25. La rose et la dague

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"On a tant abusé du regard dans les romans d'amour qu'on a fini par le déconsidérer. C'est à peine si l'on ose dire maintenant que deux êtres se sont aimés parce qu'ils se sont regardés. C'est pourtant comme cela qu'on s'aime et uniquement comme cela. Le reste n'est que le reste et vient après. Rien n'est plus réel que ces deux grandes secousses que deux âmes se donnent en échangeant cette étincelle."

Victor Hugo

Elizabeth gagna la roseraie avec un quart d'heure d'avance. Elle était en retard. Lui, était arrivé une demi-heure en amont, pour ne pas la rater. Les papillons dans leurs estomacs étaient excités.
Les oiseaux, beaux-parleurs. Le temps, propice à l'amour.

Pourtant, et parce qu'ils étaient tous deux amoureux de littérature et que tout amoureux de littérature en une pareille situation n'aurait pu s'empêcher d'y songer, l'image de l'amour tragique qui avait jadis uni Thisbé et Pyrame ne sut se dérober à leur esprit. Ni lui, ni elle, ne désirait un rendez-vous manqué. Amoureux, il avait pris le soin d’apporter un bouquet de roses rouges, sans épines. Parce que les roses piquaient, et qu'il ne voulait pas piquer la sienne.
Ne piquaient-elles pas ?

Lorsqu’Ethan prit sur le fait un mendiant jouant de la guitare, il ne put s’empêcher d’aller à sa rencontre. En échange de quelques minutes à jouir de son instrument, il lui offrit une large bourse pour manger à sa faim plusieurs jours. Ethan, l’esprit vide et le cœur non préoccupé, aurait peut-être eu la chance de reconnaître en la physionomie de l’homme, le dos courbé et les mains croisées, les traits du faiseur de miracles qui avait contraint sa bien-aimée à s'asseoir à sa table un trimestre plus tôt. Mais le professeur demeurait aveuglé par l'amour, et l'on ne pouvait lui en vouloir de ne point le voir ainsi. Quand bien même il l'aurait reconnu, il aurait expliqué la chose par le fait que Wibstorm était une petite ville, et que les coïncidences existaient.
N'existaient-elles pas ?

Ethan n’était plus un homme. Ethan était poète. Ethan était romancier. Ethan était Romantique. Ethan était roman. Ethan était objet subjectif et sujet objectif. Ethan était art et artiste. Art triste, parfois, aussi. Ethan était né à la veille de l’hiver. Ethan songeait à l’été. Ethan avait le cœur en fleur, juste comme l’étaient les jardins au printemps. Ethan, pourtant, avait depuis peu l’esprit morose et comparable à ces longues nuits monotones que connaissaient les vieux automnes. Ethan était fleur et soliflore. Ethan était solitaire solidaire. Ethan n’était plus un homme. Ethan respirait, chantait, dansait, lisait, écrivait, et provoquait l’art. Aussi n’était-il pas curieux qu’Ethan soit, depuis ce temps où il vivait dans cette petite chambre sous les toits, musicien. Des jours entiers, il avait composé pour le bon plaisir de sa mère et de sœur. Elles lui manquaient.

Le cœur en fleurs, elles lui manquaient. Le cœur en pleurs, elles lui manquaient.

Il n'avait plus pratiqué depuis Elizabeth. Non, il avait davantage pratiqué depuis Elizabeth. Seulement, il avait veillé à le faire lorsqu'elle n'était pas là. Il avait joué, joué, et joué encore, dès lors qu’il avait regagné son studio, après l'avoir raccompagné. Après cet après-midi hors du temps. Il avait joué, joué, et joué encore, chaque jour qui avait eu l'audace de se glisser entre celui-ci et celui de la rentrée. Il avait joué, joué et joué encore, chaque soir où il avait quitté la salle 209, sans même qu'elle ne lui adresse un mot. Il n’avait eu de cesse de jouer depuis cette triste nuit où il l'avait laissé à Teaghlach, aux mains de John.

Plus brisé était l’artiste, plus profond était l’art.

Le mois de Novembre lui avait été critique sur le plan personnel et bénéfique sur le plan professionnel. Jamais encore, il ne s'était montré aussi prolifique. Il avait rédigé, au plus grand soulagement de son éditeur, le début d'un roman où il y racontait ses aventures avec Elizabeth, et une nouvelle. Il avait de surcroît composé trois nouveaux morceaux, avait aidé Madame Bardle à animer les cours de théâtre, et avait même mis en place les Heures littéraires, où il s’en allait, avec une poignée d'élèves volontaires, au Shake's Pear, converser littérature autour d'une tasse et de quelques biscuits. À vrai dire, tout passe-temps pouvant lui éviter de passer de trop longues heures seul au studio avait été bon à prendre.

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant