1. L'enseignant qui en saignait

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On a longtemps cru que c'étaient les grands évènements qui changeaient le monde : les bombes géantes, les politiciens dérangés, les tremblements de terre catastrophiques, les vastes migrations de population... (...) En réalité, la théorie du Chaos nous apprend que ce sont les petites choses qui transforment le monde. Un papillon bat des ailes dans la jungle amazonienne et donne naissance à une tornade qui ravage la moitié de l'Europe.

Terry Pratchett

Cher journal, j'ai mal. C'est intenable et presque ineffable. Tout homme est déjà passé par là, je le sais. Tous ont un jour été confrontés à cette douleur virulente, incessante et fracassante qu'est la perte d'un être cher. Celle-ci s'immisce dans nos esprits à l'instant même où le marchand de sable nous abandonne, à l'aube, et disparaît, pour les plus chanceux, au moment où Morphée daigne nous emporter, bien après le crépuscule.

Mais il arrive parfois qu’elle en vienne à nous priver de cette chose gratuite auquel nous avons tous droit : le sommeil. Comment s'arrêter de penser, de réfléchir, de cogiter, ou de culpabiliser alors... alors qu’il n’est plus ? J'ai dû manquer le bouton d'arrêt, j'ai dû manquer l'interrupteur, puisqu'en moi, à midi comme à minuit, il fait nuit.

D'inépuisables banques d'images inestimables et d'interminables banques sonores impitoyables ne cessent de former de douloureux films dans nos pauvres petites têtes. Tournent et tournent en boucle, comme le ferait un vinyle rayé dans l'un de ces vieux tourne-disques.

Que faire, coincés entre une mémoire à repenser et une blessure à repanser ? Que faire, si ce n’est pleurer ? Pleurer, parce que nos nerfs craquent et que nos cœurs s'effritent. Pleurer, parce que le manque est le roi de ce pays où la souffrance est hymne national. Pleurer.

Pourquoi chercher à faire bonne mine, alors qu'en nous, tout brûle ? Nous ne sommes plus des Hommes lorsque l'intérieur est calciné et que l'extérieur part en fumée. Nous devenons brasiers. Et lorsque corps et âme s’unissent dans l’unique but de se consumer, alors le monde environnant devient tas de cendres, malheureux vestiges d'un bonheur ayant jadis existé. 

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » a un jour dit un brillant homme. Rien ne se perd, et pourtant, je l’ai perdu. Rien ne se crée et pourtant, cette néo-solitude me tue. Rien ne se transforme et pourtant, je ne me reconnais plus.

Exploser ? Imploser ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Fait-il encore jour ? Est-ce déjà la nuit ? Est-ce Samedi ? Lundi ? Mercredi ? Qu’elle importance ? Le facteur ne passe plus. 

Émotions... Émotions... Émotions... Il y a une théorie fort surprenante qui tient pour propos que si l’on répète un mot, alors il en perd de son sens. Qu’est-ce qu’une émotion ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Émotions... Émotions... Émotions... 

Enfin, le jour se lève et la nuit s’achève. Enfin, les voitures redémarrent et les trains repartent des gares. Enfin, la vie reprend son cours, à bien des égards. Enfin, je m’en vais m’enliser une fois de plus dans ces drôles de palettes d'émotions, tout juste arrivées, à peine déballées. La joie, l'enthousiasme, l'optimisme, l'enchantement et la passion jadis connus laissent place à la rage, la colère, la mélancolie, le désespoir, la solitude et la peur. Enfin, l’on m’appellera l’inconsolable inconsolée. 

L'encre cessa de couler. Alors qu'elle avait quinze ans, il y avait plus de deux années de cela à présent, le frère d’Elizabeth lui avait demandé qui du philosophe ou du poète elle préférait. Vaste question ; Kant, célèbre philosophe, suggérait que le bonheur était démuni de tout semblant définitionnel. Baudelaire, quant à lui, pensait que le bonheur savait se trouver dans les fleurs du mal, dans les interdits de la vie. La cadette n'a pourtant pas hésité. Pas un seul instant. À ses yeux, rien n'égalait la poésie. Mais ce soir-ci, elle en vint à se demander ce que pouvait bien être le bonheur.

Rendez-vous salle 209 Où les histoires vivent. Découvrez maintenant