De larmes et d'eau fraîche

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   Les senteurs poulet rôti et tarte aux pommes se mélangeaient aux rires et aux cris. Les couverts s'entrechoquaient, les conversations s'assemblaient, indissociables. Les premiers rayons de soleil de la journée tapaient sur la vitre du self avec une douceur devenue violente, faute d'habitude. Au milieu de ce joyeux capharnaüm, une table était libre. 

   Ses pieds la portèrent avec la rapidité d'une paresseux estropié. Portant son plateau serré contre elle, elle atteignit ladite table et s'y assit le plus vite qu'elle pu. Elle enleva sa veste trop grande pour elle et reprit son souffle. Commença alors un examen minutieux du contenu de son plateau. Elle ordonna les couverts, extrémités alignées par taille de l'objet, tous du même côté. Le droit, comme toujours. Verre à gauche, dans un coin. Assiette au centre. Dessert à droite, isolé. Serviette repliée sous ses couverts. Désordonnés, réorganisés. Elle attrapa la carafe du bout des doigts et se servit un verre. Puis elle le but, s'en servit un autre, et ainsi de suite... Au troisième, elle reposa la carafe à sa place initiale et prit une grande inspiration. 

   Elle se saisit de la fourchette comme si sa vie en dépendait et la porta à son assiette. Elle joua longuement avec le contenu. Elle déplaçait les aliments d'un bord à l'autre, les mélangeaient, les séparaient, les mélangeaient à nouveau. Elle tourna plusieurs fois son assiette, d'abord d'un côté, puis de l'autre, sourcils froncés. Elle ne semblait jamais satisfaite. Elle se servit un autre verre et l'avala d'une traite.

         — Salut.

   Elle sursauta, reposa sa fourchette.

     — Je peux m'asseoir?

   Elle n'osait pas relever les yeux. Son regard était fixé sur le tee-shirt du nouveau venu. Comme en réponse à son air interrogateur, il ajouta :

     — Y' avait plus de place ailleurs. Mais si je dérange, je peux...

     — Non, ça ira. Assieds-toi.

   Elle tendit le cou pour le voir et un sourire apparu sur le visage qu'elle observait. Il n'était pas d'une beauté à couper le souffle, mais une lueur de sympathie brillait dans ses yeux. D'ailleurs, de quelle couleur étaient ces yeux? Verts, bleus...? Elle fut incapable de le dire. Voyant qu'il s'était installé et avait entamé son repas, elle haussa les épaules et reprit sa fourchette.

   Lorsqu'elle passa la main dans sa poche pour regarder l'heure indiquée par son téléphone, il cessa tout mouvement. Elle rangea l'appareil dans sa poche et comprit qu''il la dévisageait.

      — Tu m'expliques ton petit manège ? Tu manges toujours pas et tu regardes l'heure pour la cinquième fois depuis que je suis arrivé. Si tu attends quelqu'un, tu peux me le dire, et je pars.

     — Non, j'attends personne. Je... j'ai pas très faim, c'est tout.

   A son tour d'hausser les épaules. Il n'insista pas et sembla finir son assiette en moins de deux.

   Elle respirait par saccades, fermant les yeux par moments. Intrigué, il s'attarda sur le visage de la jeune fille en face de lui. Des cernes encerclaient ses yeux rougis et soulignaient sa peau pâle. Son regard descendit sur la cou, fin et délicat, soutenu par des clavicules saillantes. Il tressaillit.

     — Tu manges vraiment pas? T'es mince. Et cette tarte a l'air délicieuse, sérieusement, tenta-t-il en souriant.

   Elle lui rendit un faible sourire. Devait-elle lui dire la vérité? Je ne mange que le matin, pour tenir la journée. Je pleure à chaque bouchée avalée et j'évite les repas. Je n'ai pas le choix que de passer au self chaque midi, ou mes parents remarqueront quelque chose en payant au trimestre suivant. Bien sûr que c'est mal de ma part de gâcher autant de nourriture. Quand je peux, je m'arrange pour que mes amis finissent à ma place. Sinon, je reste là, seule, pendant un petit quart d'heure et je sors marcher jusqu'à la reprise des cours. Chaque minute passée à bouger compte, n'est-ce pas?  Mais non, elle ne pouvait décidément pas lui avouer cela. C'est du moins ce qu'elle cru au premier abord.

    — J'avais beaucoup mangé ce matin. J'ai pas encore faim. Et puis la tarte aux pommes, j'aime pas beaucoup ça.

   — Alors je vais être obligé de manger la mienne. Je croyais pouvoir y échapper, moi aussi, mais t'as cassé mon plan là.

   Son front se rida et elle pencha la tête sur le côté. Il souleva alors la serviette en papier qui recouvrait son assiette, la découvrant ainsi tout sauf vide. Chaque aliment avait été coupé et étalé avec soin, donnant l'impression qu'il ne restait rien. Elle eut un mouvement de recul.

     — Trois ans que je suis comme ça. J'ai trouvé quelques techniques. Toi, par contre... Bon. Tu la manges cette tarte aux pommes? T'es blanche, tu vas pas tenir cet après-midi. Si tu fais un malaise, ça se verra bien plus que les rondeurs que t'imagines avoir.

     — Non, je..

   Elle fut incapable de prononcer une syllabe de plus. Une cuillère venait de lui atterrir dans la bouche. Elle écarquilla les yeux en l'entendant rire. Un rire qui se voulait doux et rassurant mais qui sonnait faux. Un rire qui dégoulinait de peur et de mal-être. Elle consentit à prendre, de son plein gré cette fois, une deuxième cuillère de son dessert si sucré. Puis une troisième, et une quatrième. Quelques larmes tombèrent de ses yeux. A la cinquième, elle manqua de s'étouffer et il lui tendit un verre d'eau.

   Après une temps infini, plus rien ne restait dans la petite assiette blanche que des miettes tombées dans la bataille. Il avait, lui, laissé la moitié de sa part. La première moitié n'avait été mangée que par solidarité, avait-il dit. Quelques minutes avant la sonnerie, ils se levèrent.

     — Reviens me voir demain midi, proposa-t-il.

     — Mais qui es-tu?

     — Je suis toi dans trois ans, si tu continues tes conneries.









J'ai passé quarante minutes sur ce texte. Beaucoup de temps perdu pour un résultat à peine passable, n'est-ce pas? Mais ça fait du bien. Alors tant pis. Un jour, je vous ferais quelque chose de beau. Et comme il dit pour justifier sa réussite : "Je vise la Lune. Et comme je vise plutôt bien j'atterris dans les étoiles." Il faut s'en inspirer.

Par moments, moi avoir sérieux problème à trouver titres. Mais ça pas être grave.

A travers la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant