Vent nouveau

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   Elle a beau dire le contraire, elle aimera toujours cette sensation. La chaleur qui descend doucement dans sa gorge. Le liquide infâme qui lui brûle l'œsophage, un peu plus à chaque gorgée. Elle continue de boire car c'est ce qu'elle a toujours fait. Elle n'a jamais rien abandonné. Et ne s'est jamais sentie aussi seule.

   23h03. Le vent souffle au-dehors. Elle a laissé la fenêtre ouverte à l'étage. Elle hausse les épaules en y pensant. Elle lève la main et regarde son reflet à travers l'alcool doré. Elle a une sale gueule et la mine défaite, les traits tirés. Le seul effort qu'elle a fait fut de se coiffer, oui, elle déteste avoir les cheveux emmêlés. Sa crinière cache souvent son visage un peu rond et détourne l'attention de ceux qui s'attardent trop sur les détails. Elle n'a pas envie de les attacher aujourd'hui.

   Elle est affalée sur une chaise, verre à la main. Elle espère. Un appel, un message, la sonnerie de la porte d'entrée. Elle se sent seule lorsqu'elle est entourée, pire que si elle était dans sa chambre, dans le noir, à imaginer qu'il est là, qu'elle est là, qu'ils sont tous là. Pourtant elle espère encore.

   23h29. Elle a de plus en plus chaud. Elle se demande depuis combien d'heures elle attend comme ça. Qu'elle attend quoi déjà? La nouvelle année. La nouvelle année. Elle a failli oublier. Nouvelle année. Ça sonne comme une prophétie. Ça force les gens à prendre des résolutions, qui ne sont bonnes que de leur point de vue et qui ne seront jamais tenues. Ça force les gens à se souhaiter la santé, à se dire qu'ils s'aiment. Elle, elle n'a personne à qui dire "je t'aime". 

   23h41. Elle se lève, elle doit bouger. Son cœur bat moins vite. Elle sent à peine son pouls. Elle sourit. Elle est debout. Elle veut marcher. Elle titube. Se raccroche à la table. A la chaise. Au mur.

   23h51. Elle est devant la porte. Elle attrape sa veste

   et enfonce ses bras engourdis à l'intérieur des manches. 23h56.

   Elle attrape son téléphone portable, sort, laisse la porte ouverte derrière elle. Elle descend les marches une à une, essaie de ne pas tomber. Elle se promet d'y arriver.

   00h04. La lumière blafarde des lampadaires éclaire la rue. Quelques personnes sortent du bar en face de chez elle et traversent en riant.

   00h10. Elle arrive de l'autre côté, veut, elle aussi, pousser la porte de ce bar.

   00h11. Une main attrape son bras et s'y agrippe comme un crustacé à son rocher. Elle se retourne lentement et pousse un cri. Quelques larmes le long de ses joues, brillantes sous les lampadaires vieillis.

   00h12, l'heure à laquelle elle est née. 00h12, l'heure à laquelle il l'a regardée. Lui qu'elle attendait secrètement, sans oser l'avouer. 00h12, l'heure à laquelle il lui a dit, pour la première fois depuis des années :

   "Bonne année, Anna."


M.

A travers la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant