Brillent les étoiles

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   Il était beau, ce mois de septembre. Fleurs en corolles et robes qui volent. Elle était belle, Lola ,  lorsqu'elle m'a prise dans ses bras ce soir-là. Sa robe virevoltait autour d'elle, caressant sa peau fine et hâlée qui contrastait avec la pâleur de la mienne lorsque nos jambes s'entrelaçaient. Elle avait les yeux fatigués du dimanche soir, ceux qui témoignent d'une journée trop chargée. Certains diront qu'elle procrastinait. D'autres, qu'elle profitait. Je dirais qu'elle faisait un peu des deux à la fois. Toujours est-il que chaque semaine, elle répétait la même rengaine, encore et encore, jusqu'à épuisement.

   D'ailleurs, avec Lola , tout était ainsi. Elle aimait boire de l'alcool et détestait son goût. Elle tenait à son corps athlétique et refusait de pratiquer le moindre sport. Elle défendait les insectes écrasés tout en croquant avidement dans son morceau de viande. Elle était belle et laide à la fois. Une carapace en or, occupée par une tortue estropiée, rabougrie par le temps. En désaccord avec son temps.

   "Un jour, nous serons seuls", me disait-elle parfois, "les seuls à être encore là. En vie. A profiter, tu vois, de ces maigres instants de répit que nous laissent encore les adultes. Parce que la Terre est hideuse, remplie de ces créatures sans nom depuis qu'elles ont sali le leur."

   Et je l'écoutais, des heures et des heures durant, buvant ses paroles plus vite qu'elle sa bière.

   Elle continuait, intarissable source de pensées qu'elle semblait incapable de contrôler, comme si elle était chargée de la tâche divine d'asperger le monde de sa science infuse :

   "Baudelaire, lui, il a tout compris. Transformer la boue du réel en or poétique. Tu y crois, toi ? Il a tout compris, et il est le seul. Mais je suis là, moi. Et toi aussi. On va faire quelque chose de beau. On ne mourra pas comme ça, en un tas de déchets organiques qui s'oxydera avec le temps ou sera recyclés par des bactéries."

   Si j'avais su ce soir-là de quoi elle parlait, jamais la réponse qui fût la mienne n'aurait été prononcée.

   Et pourtant...

   La tiédeur de l'après-midi laissait peu à peu place à la fraîcheur automnale si caractéristique de nos soirées de fin d'été. Elle, un bras autour de mes hanches, et moi, les doigts mêlés aux siens. Peau contre peau, une âme face à l'autre. Comme toujours ces soirs-là. Peut-être en serait-il toujours ainsi. Lola et moi. Moi et Lola. Elle était moi, j'étais elle. Rien n'était possible que cette équation singulière mais véridique. Pour toujours, qu'importe que le temps passe, que les saisons s'écoulent, que nos corps s'effritent inexorablement. Peu importe ce qui nous arriverait, nous serions toujours deux.

   Deux, comme les éclairs furtifs qui parcoururent le ciel. Figée sur place, pas en arrière, non, pas elle, pas maintenant. Revenir sur mes pas, maintenant, tout de suite, non, attends... Barrette qui brille sur le gazon séché. Reflète les étincelles. Etoiles. Elle les aimait tant, les étoiles...

   Étalée sur l'herbe brûlée, ma belle Lola, ses boucles couleur miel en cascade sur ses épaules recouvertes de fines bretelles. Robe à fleurs déchirée à la poitrine. Un, deux. Tache qui s'étale, s'étale, rubis rougeoyants dans la pénombre, reflets de mes larmes. Le tissu ondule encore sur sur son ventre désormais immobile.

   Je me revois encore parfois accroupie auprès d'elle, dans la campagne envahie par les bruits nocturnes. Je revois encore les étoiles qui accompagnèrent les coups de feu ce soir-là, les étoiles sorties du canon aussi mince que la beauté qu'elle était. Je revois encore, à travers mes paupières clauses, l'expression sereine et soulagée de son visage figée. Encore un peu, et je reverrai peut-être les paillettes dans ses yeux lorsqu'elle me regardait.

   Nous avions été deux, comme Batman et Robin, Strastky et Hutch ou Sam et Frodon. Et pourtant nous n'étions plus qu'un. Un être seul sous les étoiles. Un corps sans vie et une âme meurtrie. Agenouillée auprès d'elle, je lui avais souris : "Tu as voulu devenir une étoile, partir en beauté, et tu as réussi."

A travers la pluieWhere stories live. Discover now