V : Où Andrew se morfond

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Dans la file, Rosalie avait perdu Lyndia Wilbur de vue. Elle se leva sur la pointe les pieds et tenta de trouver un personnage connu dans ceux qui se pressaient derrière elle. Elle reconnut, ravie, la petite moustache et la tignasse grisonnantes, le chapeau beige, le faciès songeur et les yeux ronds d'Andrew Dawkins. Rosalie, toujours sans lâcher sa malle qui lui semblait de plus en plus lourde, alla à sa rencontre, tassant les insurgés sur son passage. Un petit homme chauve lui cracha une remarque probablement déplaisante en arabe. Andrew avisa de l'arrivée de la jeune femme rapidement :
- Ah! Mademoiselle Leclercq (il prononça épouvantablement son nom de famille, et Rosalie tiqua) ! Vous me suivez, dites donc!

Rosalie sortit encore une fois son anglais pas si mauvais et lui répondit gauchement :
- Bien sûr, que je vous suis. J'enquête sur le meurtre de votre beau-fils.
- Oui, Catherine m'en a averti... Hum.

Andrew rêvassa quelques secondes, probablement en train de se laisser aller à des élucubrations sur cette énigme.

- Je suis un grand fan d'Allan Poe et de Conan Doyle, le saviez-vous?
- Ah oui? Quelle coïncidence, moi aussi! C'est de là que me vient mon amour inconditionnel pour les puzzles de ce genre, les affaires policières...

Andrew acquiesça, un sourire au coin des lèvres.
La file avança. Ce serait bientôt leur tour d'être inspectés. La jeune détective revint d'un coup à l'origine de cette discussion :
- J'aimerais donc vous interroger un peu sur votre place dans ce casse-tête.
- Oui? Oh, je m'en doutais, en réalité... Bon, procédez... Hum, attendez : est-ce normal que je sois mal à l'aise de me faire questionner ainsi, bien que je n'aie rien à me reprocher? C'est comme lorsqu'on voit des gendarmes dans la rue et qu'on...
- Oui, oui, c'est normal. Je procède. Comment vous entendiez-vous...

Au même moment, la grosse femme et sa douzaine d'enfants qui étaient devant elle partirent, et ce fut au tour de Rosalie d'être examinée pour sa santé générale. Elle déposa ses affaires de voyage sur le sol sale.

- Arms by your sides, please. Head up. Turn. You're okay. Allez à la seconde inspection.

Rosalie reprit sa mallette et rejoignit au pas de course le bout de la deuxième file, vite suivie par Dawkins.
- Donc... Comment vous entendiez-vous avec Oliver Williams, la victime?
- Relativement bien.
- Relativement... ? C'est-à-dire?
- C'était un homme fort charmant, poli, galant, bien nanti, mais je n'étais souvent pas en accord avec ses opinions et sa manière de traiter ses domestiques, à vrai dire.
- Auriez-vous pu vouloir lui faire du mal à cause de vos convictions qui différaient? Le tuer, par exemple?
- Jamais! Voyons! C'était le mari de ma fille, et s'il la rendait... heureuse, je partageais leur bonheur! J'agis posément et avec raison, sachez-le. Et si jamais j'avais eu une motivation pour le tuer, elle aurait été bien meilleure.
- Et quelle aurait-elle été?
- Vous me posez une bien dure question, Leclercq (Rosalie tiqua encore). Je ne me vois aucun motif valable...
- D'accord. Bon. Comment percevez-vous le fait qu'il ait été assassiné?
- J'ai surtout peur pour Catherine. Si le coupable était un fou? Il pourrait très bien faire une deuxième victime... il pourrait très bien s'en prendre à Catherine! Donc je suis inquiet, et triste pour ma fille, mais pas pour moi. Je ne m'étais pas grandement attaché à ce jeune homme... Ça ne faisait que deux mois qu'ils étaient mariés, peut-être un peu plus. Cathie est déjà veuve, à vingt-cinq ans seulement... Que fera-t-elle?
- Je comprends. Comment expliquez-vous que vous vous soyiez trouvé dans le même bateau que monsieur et madame Williams? Le hasard?
- Pas du tout. Ç'aurait été un drôle de hasard, en effet! À Londres, il y avait mon épouse, Jane Myriam Dawkins, une femme jalouse, acerbe et aggressive, qui me faisait la vie dure; en apprenant que Catherine et Oliver partaient pour l'Amérique, j'ai saisi ma chance de quitter cet enfer. D'un autre côté, je suis un vrai papa-poule, et voir ma petite fille s'en aller à New York City, qu'on ne m'avait point vantée, avec un homme qu'elle connaissait depuis si peu de temps, ça ne me rassurait vraiment pas. Elle est encore toute jeune et naïve!

Rosalie hocha de la tête. Mais elle ne put répliquer tout de suite, car son tour pour la seconde inspection était venu. L'examinateur lui fit signe d'avancer.
- Plus proche, s'il vous plaît. I'll check your eyes.

Il se saisit de ses paupières avec un petit appareil médical et les tirèrent afin de mieux observer l'intérieur de ses globes oculaires. Cela dura quelques secondes. Enfin, il les relâcha et demanda à Rosalie d'aller dans la troisième file. Ce qu'elle fit.
La Française remarqua que quelques personnes n'étaient pas dirigées comme elle vers cette ligne, mais montaient plutôt des escaliers pour aller elle-ne-savait où. En ces temps, une maladie parmi d'autres était redoutée : le trachome, qui s'attaquait aux yeux. Elle avait vu la même chose se produire lors de la première inspection, celle de l'état général de l'individu. Certains avaient reçu une marque à la craie sur leurs vêtements avant d'être remis dans le tas. Ils finiraient la procédure jusqu'à la fin, mais iraient à l'hôpital avant d'atteindre New York. Par exemple, tout près, il y avait une dame enceinte sur laquelle on avait écrit les lettres Pg (pour pregnant).
Andrew Dawkins la rejoignit. Il n'avait pas le trachome. Rosalie poursuivit son interrogatoire.

- Qui suspecteriez-vous, Dawkins?
- Hum... Personne que je connaisse. Ni Catherine ni Anna n'ont le tempérament de meurtrières, croyez-moi. Quoique je n'en sache pas tant sur la nouvelle domestique... Je serais plutôt porté à enquêter du côté du vol, ou de la vengeance d'un ancien employé d'Oliver. Dans ce cas, vous auriez du travail! Des milliers de personnes à interroger!
- Hum... Le travail ne me dérange pas. Et peut-être aurai-je de la chance. Connaissez-vous quelqu'un sur Ellis Island? Je pourrais commencer par là.
- Oui, j'ai parlé avec deux jumeaux russes qui dormaient à côté de moi dans la chambre à coucher. Ils ne parlent pas bien anglais, mais possible qu'ils parlent un peu de français. Ils m'ont raconté que leur père a vécu à Paris un temps.
- Quels sont leurs noms?
- Alekseï et Piotr Dedov.
- Sont-ils dans le groupe 363-393?
- Oui, naturellement.
- Parfait. Je commencerai par ce groupe, ce sera plus aisé. Merci pour tout, monsieur Dawkins.
- De rien. Tenez, les Dedov sont là-bas! dit Andrew en pointant les jumeaux slaves, loin derrière eux.

Rosalie prit sa malle et partit. Elle dut encore jouer des coudes pour fendre la petite foule. Enfin, la jeune femme les retrouva.

- Bonjour, fit-elle en français.

Ils la regardèrent de haut en bas d'un air de mépris. Ça commençait mal...

Meurtre à Ellis IslandWhere stories live. Discover now