VI : Où Rosalie débreffe çà et là

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Alekseï et Piotr Dedov finirent par lui répondre, en choeur, dans un drôle de français :
- Bonjour.

Rosalie leur secoua les mains, tentant de dissimuler son malaise sous une façade de rigidité.
- Je suis Rosalie Leclercq. J'enquête sur le meurtre d'un jeune homme, Oliver Williams, lequel meurtre est survenu hier soir vers dix-huit heures. Comme vous étiez dans la même chambre et le même groupe que lui (363-393), je voudrais vous interroger là-dessus, vous voulez bien? Votre voisin de lit, monsieur Dawkins, m'a présenté à vous. D'abord, dites-moi, lequel est Alekseï?
- Moi, dit celui qui portait un chapeau melon vétuste.
- Et je suis Piotr, son frère, s'introduisit le garçon à la moustache blonde.
- Bien. Je comprends que vous parlez un peu le français...
- Oui, un peu.
- Génial. Connaissiez-vous monsieur Williams?
- Williams, le pauvre, le marchand de boeufs? Ou Williams l'ouvrier? demanda Piotr, un brin naïf.
- Aucun de ces personnages. C'est un Anglais, petite barbichette, cheveux bruns, courts, lisses, allure de gentleman...
- Lui, connais pas.
- D'accord. Avez-vous remarqué quelque chose d'étrange, hier en soirée?
- Oh! Oui! cria presque Alekseï. Tout de suite après le couvre-feu, je me souviens avoir vu une silhouette adulte revenir dans la noirceur avec un gros objet luisant dans les mains et le glisser quelque part.
- Pourrait-ce avoir été un revolver?
- Hum... Ça me semble probable... Très probable, même!

Alekseï reprit :

- Et aussi, j'ai vu une femme entrer, encore dans le noir. Puis je me suis endormi, je crois...
- Normal, la femme, c'était moi, souleva Rosalie. Vous m'avez aperçue combien de temps après la silhouette et le revolver?
- Oh, euh... moins d'une heure.
- Parfait. Avez-vous des revolvers, messieurs?
- Oui, répondit calmement Piotr.

L'adolescent sortit de son sac deux petits pistolets dont les barillets étaient et avaient toujours été vides.

- Ce sont des cadeaux de papa, avant notre départ, au port de La Rochelle... Il voulait qu'on se défende avec, mais on a pas eu l'occasion encore, c'est dommage, expliqua-t-il.
- Quel calibre?
- 32mm.
- Merci pour vos réponses, messieurs Dedov, conclut froidement Rosalie.
- C'est tout?
- Oui, oui, c'est tout. Vous, avez-vous autre chose à ajouter?
- Non, dit Piotr.
- Non plus, fit Alekseï.
- Donc je m'en vais. Bonne journée à vous deux.

Et Rosalie tourna les talons. Elle se heurta une nouvelle fois au mur que formait l'armada d'immigrants, mais ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'elle osait dépasser ces mêmes individus. Alors la Française se fraya un passage dans la foule et, fidèles à leur habitude, les grognons la huèrent. Elle finit par revenir vers Andrew.
- Je n'ai rien manqué?
- Bof, une ou deux crises de gamins qui ne veulent pas être examinés... Vous êtes revenue vite.
- Je n'avais pas tant à leur dire. Par contre, j'ai encore une question pour vous.
- Allez donc.
- Possédez-vous un revolver?
- Oui.
- Sortez-le, je vous prie.

Andrew s'exécuta. Il ouvrit une de ses malles, farfouilla un instant entre les vêtements soigneusement pliés et les cahiers de notes, puis saisit l'arme à feu en faisait attention pour ne pas accrocher la détente.
- Donnez-le-moi, exigea Rosalie.
- Haha! Ne vous inquiétez pas : je ne vous tirerai pas dessus!
- Donnez-le-moi quand même, s'il vous plaît. Je vous le remettrai.

Le vieil homme lui passa le pistolet, à regret. Rosalie le pesa; il était lourd. Elle observa longuement la bouche du canon. Elle était toute petite.

- Quel calibre?
- 7mm.

Rosalie se pencha et examina les mécanismes de fermeture des malles d'Andrew. Lui était embarrassé qu'elle touchât à ses affaires sans sa permission.

- Vous barrez toujours vos coffres?
- Bien sûr, sinon ils s'ouvriraient à tout bout de champ.

Elle enclencha plusieurs fois le dispositif, qui s'actionnait toujours dans le silence.
- C'est d'une bonne qualité, nota-t-elle de vive voix.
- Oui, très discret... Il ne s'est jamais rompu.
- Bon! J'ai terminé. Qui irai-je voir, maintenant?
- Fini? Pourriez-vous me redonner, euh...
- Ah oui! Tenez, se souvint Rosalie en tendant avec précaution le revolver à Andrew Dawkins.

Puis elle s'en alla, encore, mais ne se rendit pas bien loin : elle avait trouvé la prochaine personne qu'elle interrogerait. Rosalie savait que cette grande (et, avouons-le, corpulente) femme faisait partie du groupe 363-393, pour l'avoir vue près d'elle lors des déplacements de groupe.
Un bébé endormi s'était lové dans ses bras. Deux garçons (c'étaient ceux qu'elle avait vus se poursuivre pour un nounours dans la salle aux lits, la veille), dont l'un était marqué à la craie, semblaient s'entendre comme chien et chat. Une enfant un peu plus vieille (une dizaine d'années, peut-être?) se tenait droite et portait une tonne de bagages, une exacte imitation de sa grande soeur, à sa gauche. Celle-ci, une adolescente, était la seule de la famille à avoir les cheveux détachés, qu'elle avait très longs et très épais, brun foncé et emmêlés.
Un beau clan bigarré.

Rosalie, après les avoir considérés de biais, s'approcha prudemment des Italiens, tentant de paraître amène et sereine. Enfin, en anglais :
- Bonjour, madame. Je suis Rosalie Leclercq.

La femme ne lui répondit pas. Ce fut plutôt sa plus vieille qui prit la parole:
- Euh... Salut. Maman ne parle pas anglais, mais j'apprends, moi. Je suis Norma, elle est Isabetta Clemente. Vous voulez quoi?
- Je voudrais poser quelques questions à ta maman. Je peux?
- Sur quoi?
- Un homme, Oliver Williams, a été tué hier soir. J'enquête sur sa mort, qui s'avère être un meurtre assez curieux. Je peux?

Norma consulta sa mère.

- Elle hésite. On doit?
- Ça n'est pas obligé, mais... avoue que ce serait suspect de refuser!
- Hum... Non dobbiamo... Sei sicuro? Bon, elle accepte.

Isabetta sourit poliment à Rosalie avant de crier en italien à l'intention de ses deux garçons belliqueux. Ceux-ci se figèrent instantanément. Ils venaient de remarquer la présence de Rosalie.

- Que faisiez-vous hier soir, vers dix-huit heures?

Norma parla à sa mère.

- Elle nous surveillait dans la chambre, comme tout le temps.
- Ah bon? Norma, confirmes-tu?
- Euh... oui.
- Elle n'a jamais, jamais quitté la chambre?
- Elle dit que non. Jamais, de l'arrivée au réveil.
- Dis-moi, où est passé le nounours de ton frère?
- Quoi? Quel ours?
- Celui que l'autre lui a volé durant la soirée, quand Isabetta Clemente s'est absentée. Je m'en souviens, un ours tout abîmé...
- Je, euh... Il est dans leurs bagages... Mais...
- J'en conclus qu'elle est partie à un moment donné. C'est ce que tu me dis?
- Hein? Non! Non, pas du tout!

Isabetta insista auprès de sa fille pour savoir ce qu'il se passait, et Norma le lui conta.

- Alors, le nounours? persévéra Rosalie.

La mère se mit soudain à déblatérer des mots en italien à mille à l'heure. Son gros visage devint tout rouge, et sans prévenir elle pleura. Norma était vraisemblablement troublée par cette explosion d'émotions imprévue. Malgré tout, elle essaya de traduire le flot d'informations qui se déversait sur elle, mais abandonna. La jeune fille attendit et écouta patiemment, alors que Rosalie tapait du pied.
Finalement, l'attente porta ses fruits. Norma rendit compte des aveux d'Isabetta :
- Elle dit qu'elle a pas voulu. Qu'elle manque d'argent pour tous nous faire passer à la frontière.... Elle dit que Dawkins était là, bien habillé, il allait chercher un chapeau à la salle à manger et... Enfin, il avait tout, lui! Riche, tellement plus riche que nous... Eh, elle a pas voulu, et... et voilà. Elle dit qu'elle est désolée.
- Et alors... ? s'obstina Rosalie qui rêvait d'un mea culpa.
- Alors voilà. Rien de plus à dire. Elle a failli le tuer pour le voler, mais elle l'a pas fait. Et elle est désolée de pleurer comme ça, comme un bébé.
- Qu'est-ce qui l'en a empêché?
- Quelqu'un l'a tué avant qu'elle ne le fasse.

Meurtre à Ellis IslandWhere stories live. Discover now