I : Où Rosalie arrive et considère

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14 octobre 1912, Ellis Island

Sur le bateau, les regards des immigrants se tournaient vers l'horizon. Des points noirs apparaissaient au loin, mais rien de reconnaissable. Puis le cri aigu d'un enfant s'éleva par-dessus le brouhaha de la foule :
    -    Elle est là! Elle est là! Regardez-là!

Petits et grands se pressèrent contre les parois du steerage pour la voir. En effet, la Statue de la Liberté se dressait dans le brouillard, fière et majestueuse, leur bouée de sauvetage dans le vaste Océan Atlantique. Tout irait bien, à présent...

Tout irait bien.

Comme le bateau continuait à avancer, la silhouette rassurante de leur sauveuse s'agrandit. Bientôt, le navire accosta le quai d'Ellis Island, moins joli mais nécessaire. Le grand bâtiment de briques encerclait le port de manière à ce que Dame la Liberté disparut aux yeux des centaines d'immigrants.

Le bateau cracha les nouveaux arrivants en loques et repartit vers l'Europe. Eux, sortirent machinalement de leurs poches ou de leur foulard leur carte d'inspection qu'on leur avait donnée avant de partir. Elle était marquée de la ville de départ, - ceux-là venaient de Liverpool, de La Rochelle ou de Lisbonne - le nom du bateau, - l'Amerika - celui du passager et la date de départ - quelque part en octobre 1912. Ceux et celles qui avaient trop de bagages (ou d'enfants) dans les mains agrippaient leur carte avec leurs dents.

Rosalie Leclercq fut la dernière de la cargaison humaine à mettre le pied sur l'île - l'Île des pleurs, l'appelait-on. Elle prenait son temps, voilà tout. Munie d'une simple malle vétuste, elle rejoignit son amie Lyndia Wilbur, qui n'était pas plus chargée. Ce qui leur semblât être une file - bien que le mot "entassement" eut été plus fidèle à la réalité - commençait  sous un toit de métal rouge et s'engouffrait, sans fin, à l'intérieur de la bâtisse. Elles s'y joignirent, quoique ce fût.

Rosalie tenta de déceler des bribes de français dans ce hourvari ambiant où toutes les langues se confondaient. Elle entendit du portugais (à moins que ce n'ait été de l'espagnol ou de l'italien; elle n'avait jamais su les distinguer), de l'anglais (avec l'accent british, évidemment), et d'autres idiomes qui auraient très bien pu être du slave. Pas de français. Il faut dire que ce n'était pas la misère, en France, pas comme ailleurs en Europe; en réalité, Rosalie ne fuyait rien d'autre que l'ennui du métier d'institutrice, métier qu'elle avait regrettablement exercé. Elle venait pour les rues pavées d'or, la frénésie et les universités de New York! Lyndia Wilbur poursuivait le même rêve, quoiqu'elle aurait préféré un ville plus calme ou plus commerçante, comme Boston.

La file progressait. Un Américain à l'entrée étampa leur carte d'identification d'un nombre (elles étaient les numéros 363 et 364) et leur fit signe de rester sur le côté. Il compta vingt-huit autres têtes; c'était leur groupe. L'homme leur fit comprendre (du mieux qu'il le pouvait) que les inspections médicales usuelles seraient reportées au lendemain, en raison de l'arrivée tardive de leur bateau, l'Amerika. En effet, les contrôleurs prenaient congé à dix-sept heures, et il était aux alentours de dix-huit heures.

Le groupe fut confié à un autre guide, lequel emmena les trente immigrants affamés vers la salle à manger. Rosalie et Lyndia purent se trouver une petite place pas trop loin d'une fenêtre, près d'une famille d'Anglais.

Lyndia s'assit sur une petite chaise noire en métal pour surveiller leurs mallettes tandis que son amie allait chercher leur repas. Au fond de la grande salle, il y avait une cantine ou le souper était servi en vrac, sans cuisinière. Rosalie saisit deux assiettes pas trop sales. Elles contenaient une sauce brune avec des morceaux, probablement des légumes, et une énorme portion de pommes de terre concassées.

Elle revint à la table. Lyndia s'exclama :
    -    Pouah! Ça pue! C'est quoi?
    -    Du ragoût, je crois...

Elles s'attablèrent. Ce n'était pas une merveille culinaire, mais ça nourissait bien. Elles y survivraient, en tout cas.

À côté, des Britanniques jasaient en riant. Les deux plus jeunes, des adultes dans la fleur de l'âge, semblaient former un couple. Devant eux, allègre, un plus vieil homme, sûrement le père de la fille (ils avaient les mêmes yeux), mangeait avec appétit. Enfin, une adolescente espagnole - leur femme de ménage, peut-être? - se tenait à l'écart.

Lyndia, qui était de nature plus sociable que Rosalie et qui, naturellement, avait appris l'anglais, voulut converser un brin avec eux :
    -    Et vous, vous venez d'où?
    -    De Londres, lui répondit la jeune mariée. Et vous?
    -    Paris. Nous sommes du navire Amerika.
    -    Oh, tiens, nous aussi...! Je suis Catherine. Catherine Williams. Voici mon  époux, Oliver, mon cher père Andrew Dawkins - d'ailleurs, quel hasard que nous nous soyions trouvés sur le même bateau, lui et nous! - et Señorita Anna, notre camériste.

Rosalie présenta sa main pour serrer celles de ces inconnus et se chargea des présentations:
    -    Je me nomme Rosalie Anne Leclercq, de mon nom complet. Appelez-moi, euh... Rosalie. Et avant que vous ne me posiez la question et installiez un malaise dans la conversation : non, je ne suis pas mariée, non, je ne souhaite pas y perdre mon temps, et oui, Lyndia n'est que mon amie. Lyndia, Lyndia Wilbur, d'ailleurs.
    -    Ah! Charmant... !

Lyndia, satisfaite des présentations faites en bonne et due forme, retourna à son souper, et Rosalie fit de même. Chez les Anglais, la discussion se poursuivait :

    -    Oh, allez, Oliver : retirez votre chapeau!
    -    C'est que je crains de le perdre...
    -    Mais enlevez ce chapeau, bon sang, ce sont les usages!

La jasette fut interrompue par l'Américain qui les avait accueillis plus tôt. Il ordonna au groupe 363-393 (qui était celui de Rosalie et Lyndia, mais aussi celui de la famille voisine) de le suivre. Elles y laissèrent leurs assiettes, n'en sachant que faire, et tinrent leur malle à bout de bras.

L'homme les conduit cette-fois dans une immense pièce, toute proche de la salle à manger, où une centaine de lits en métal étaient serrés comme des sardines.

    -    This is your bedroom, group. Ceci est votre chambre à coucher. Este es sus dormitorio.

Lyndia Wilbur se dépêcha de trouver un lit près du mur afin de s'éloigner le plus possible des éventuels meurtriers - son explication. En fait, elle dormait simplement mieux quand elle savait qu'il n'y avait rien d'imprévisible sur au moins un des deux côtés.

Rosalie resta un instant pensive sur le seuil de la porte. Elle balaya du regard la vaste pièce blanche. Devant elle, des enfants se chamaillaient en italien pour obtenir le "meilleur" lit, et leur mère restait à l'écart, exténuée. Deux adolescents aux allures slaves, des frères sans doute, s'étaient également écartés du centre pour rejoindre les murs. Rosalie retrouva Catherine Williams. Elle installait ses affaires et celles de son mari, parti, sur leurs matelas circonvoisins. Anna, leur domestique, la toisait, le regard vide, tandis que le père manquait à l'appel.

Des avis de recherche pour Appolinaire Jacobs, le Belge tueur de femmes dont on parlait tant en Europe, étaient placardés partout. Sa photo ne s'y trouvait pas - il changeait sans cesse d'aspect, racontait-on.

La jeune Française frémit et se résigna enfin à retrouver Wilbur.

Meurtre à Ellis IslandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant