II : Où l'on compte une dépouille de plus à Ellis Island

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Rosalie s'était assise sur son matelas et s'affairait à ranger sa mallette depuis un temps déjà. Lyndia était partie à la recherche des toilettes un peu plus tôt. Elle n'était toujours pas revenue; il devait y avoir une longue file.

Deux des enfants italiens qu'elle avait aperçus plus tôt couraient autour de Rosalie; l'aîné serrait à bout de bras un nounours fruste et usé, que le cadet réclamait à grands coups de pied derrière les genoux. Mais où était passée leur mère?

Soudain les portes de la salle aux lits s'ouvrirent, et Lyndia entra en trombe, sanglotante. On vit par l'entrebâillement deux gendarmes transporter une masse rigide couverte d'un simple drap olive. Elle avait une taille... humaine. Lyndia Wilbur se précipita vers son amie. Puis elle se mit à pleurer, et pleurer tant que Rosalie lui recommanda maladroitement d'aller larmoyer ailleurs, par peur de retrouver son unique drap tout humide. Enfin, quand la jeune femme fut apaisée, elle fournit quelques brèves explications :

    -    Je revenais des toilettes... je voulais passer par la cantine - c'est que j'avais faim, et je croisais les doigts pour... pour qu'il y ait de maigres restants, vois-tu... Et j'ai vu... Oh! j'ai vu... !

Lyndia recommença à sangloter. Rosalie, directe et impatiente comme à son habitude, la pressa :

    -    Mais que s'est-il passé? Tu as le visage de quelqu'un qui a vu la mort!
Wilbur releva la tête et écarquilla les yeux. Elle balbutia :

    -    C'est... c'est exactement cela, oui... C'était monsieur... Monsieur qui, voyons? J'ai-j'ai oublié son nom. L'Anglais.
    -    Qui? Parles-tu de la famille d'Anglais? Le vieux ou le jeune?
    -    Le jeune... il est mort. Ah, oui, Oliver... Mort. La tête fracassée contre un banc, et un revolver à côté de lui. Oh! Sa tête! Ça faisait peur à voir! Trop de détails! Et le sang! Le sang! Suicide, qu'ils ont dit. Ça arrive tout le temps, ici, à ce qu'il paraît... Pauvre homme! Ce qu'il faut être malheureux, pour... pour...

Wilbur s'arrêta. Rosalie n'était plus là; elle était partie en direction de la salle à manger, lieu du crime, et l'avait laissé là, seule avec les malles (qu'il fallait surveiller) et ses craintes.

Rosalie avait couru jusqu'à la salle à manger. Elle ne croyait rien sans l'avoir vu elle-même préalablement. Elle balaya la cafétéria du regard. Ah! Au loin, une tache rouge. Elle s'en approcha. Le corps avait été ramassé, mais le banc sur lequel le crâne d'Oliver s'était rompu n'avait pas été lavé. Ledit revolver avait également disparu; tous les «indices», emportés par la gendarmerie. Tous? C'est ce qu'elle confirmerait.

L'ancienne institutrice n'éprouva aucun dégoût à la vue de la tacheture rouge sang de la chaise noire. Elle sortit de sa poche de chemise sa carte d'inspection, au dos de laquelle elle griffonna des croquis - elle portait toujours un crayon HB sur elle, par précaution. Les linéaments de la scène de crime étaient représentés sous différents angles.

Lyndia l'avait rejointe, les deux malles aux mains. Le visage encore tout rouge et boursouflé à force d'avoir pleuré, elle demanda :

    -    Mais qu'est-ce que tu fais encore?
    -    J'examine. C'est très intéressant.
    -    Glauque.
    -    Non : méticuleux.

Wilbur reprit entre deux soupirs :
    -    Ce n'est vraiment pas poli, de partir quand une amie pleure sur ton épaule.
    -    Tu pleurais sur ta couchette; si tu avais fait ça sur mon épaule, ma chemise aurait été trempée, et ç'aurait été dégoûtant.
    -    Même chose. Ne disgresse pas.
    -    Hum, hum. D'accord.

Rosalie arpentait la salle à manger en analysant chaque détail. Elle s'accroupit devant une table, le regard fixé sur un trou dans le bois.

    -    Dans une même optique, Lyndia... As-tu vu où s'est fichée la balle? Dans le corps d'Oliver?
    -    Ce n'est pas du tout dans la même optique.
    -    Hum, hum. Alors, où était la balle?
    -    Oh, qu'est-ce que tu m'énerves quand tu te passionnes pour quelque chose... La balle était derrière sa tête, je crois...
    -    OK. Petite ou grosse?
    -    ... c'est-à-dire?
    -    Plus petite ou plus grosse que ça? interrogea Rosalie en pointant du doigt le petit trou (qui ne faisait pas plus d'une dizaine de millimètres de diamètre) qu'elle observait depuis tantôt.
    -    Oh! Beaucoup plus grosse!

Rosalie opina du chef avec gravité. Elle se pencha et se mit à ramper sous la table, écartant les chaises de métal sur le côté.

    -    Arrête! C'est indécent!
    -    Tu es la seule à me voir; si tu trouves cela indécent, alors tourne-toi.

Lyndia maugréa. Son amie devenait tellement antipathique quand elle se trouvait un sujet d'intérêt! Elle décida de s'en aller, estimant qu'elle était à présent «inutile». En dernier lieu, elle l'avertit :
    -    Si les gendarmes te trouvent ici, tu...
    -    Ils ne me trouveront pas, répliqua Rosalie, téméraire, et enfin elle put se concentrer pleinement à son examen.

Ses doigts balayèrent un objet de petites dimensions, qu'elle ne put distinguer dans la noirceur du dessous de table. La jeune Française le retrouva enfin, et l'agrippa; il était froid, métallique et d'une drôle de forme. Elle se retira pour revenir à la clarté et nomma sa trouvaille : une cartouche pour revolver... laquelle correspondait parfaitement avec l'étroite anfractuosité creusée dans le bois!

Elle ajouta cet indice à son croquis. C'était un plan en hauteur où l'on apercevait l'emplacement de la victime - soit près d'une chaise, à la droite d'un passage vide dessiné entre les rangées de tables - et celui de la balle perdue -  en face du lieu du crime, de l'autre côté du mince corridor. Elle en déduit que cette même balle perdue avait été tirée par Oliver dans le but de se défendre d'un agresseur; or, lui avait reçu un projectile derrière la tête: il devait donc y avoir un troisième personne, le coupable, dans son dos, plus loin.

Tout tenait. Oliver ne s'était pas suicidé; il avait été... assassiné. Dur à dire. Et, à part lui et le meurtrier, il y avait eu une tierce personne, un témoin que le jeune homme, avant de mourir, avait tenté d'éliminer, sûrement persuadé qu'il s'agissait là de sa Faucheuse.

Mais pourquoi le bon, le souriant, le charmant Oliver avait eu en sa possession un revolver? Pour sa protection personnelle? Risquerait-il de se faire prendre par les autorités d'Ellis Island pour une simple question de sécurisation? Il y avait évidemment un motif plus préoccupant derrière cette histoire...

Rosalie, de par son tempérament curieux, mais pragmatique, ne pouvait rien faire d'autre que pousser l'investigation et trouver l'assassin. Non, elle n'était pas détective, et Ellis Island se trouvait être le pire endroit pour mener une telle enquête, mais, mais... Mais voilà, Rosalie Leclercq estimait sa vie mortellement ennuyeuse, et tout ce qu'elle souhaitait, c'était de s'occuper l'esprit. Après tout, voilà la raison pour laquelle elle venait à New York City! L'adversité! Les affres intellectuels! Le piment de la vie, bon sang! Bref, tout ce qu'elle n'avait pas eu en tant qu'institutrice...

Rosalie se ressaisit promptement :  des bruits de pas lui parvinrent d'un couloir extérieur. C'étaient sûrement les gendarmes, venus pour nettoyer l'incident. La Française glissa la balle perdue, le crayon HB et l'esquisse du dos de sa carte d'identification dans la poche de sa chemise et fila à vive allure vers la chambre à coucher. Le couvre-feu avait été sonné; les lumières éteintes. Rosalie regagna à tâtons son lit. Elle chuchota à l'attention de Lyndia Wilbur, qui se reposait sur la couchette d'à côté :

    -    Bonne nuit.
    -    Toi aussi...

La nuit porte conseil, disait-on.

Rosalie s'abandonna au sommeil dans les grincements des grabats mal huilés.

Meurtre à Ellis IslandOù les histoires vivent. Découvrez maintenant