III : Où Catherine s'en afflige

79 9 4
                                    

Cinq heures du matin : des sanglots étouffés brisèrent le silence de la nuit. Rosalie s'éveilla en sursaut. Lyndia pleurait-elle encore? Était-elle si traumatisée? La jeune femme tourna lentement la tête vers la couchette de son amie; celle-ci dormait paisiblement.

Rosalie se redressa, englobant la salle du regard. Une silhouette féminine s'agitait irrégulièrement, comme secouée de hoquets. Elle reconnut dans la noirceur la robe saumon et vert olive de la femme du feu Oliver, et crut bon aller la voir - non pas pour la consoler tel que n'importe quelle fille urbaine et charitable le ferait, mais pour tenter de lui soutirer quelques informations sur la tragédie toute récente. Rosalie se faufila entre les lits à pas de loups jusqu'à celui de la veuve.

-    Bonsoir, Catherine.
-    Qui-qui est-ce... ?
-    Rosalie Leclercq. Nous nous sommes rencontrées à la cantine. Tout va bien?
-    Heum... Oui, oui... Quoique vous êtes un peu intrusive... Mais non, je vais bien.

Intrusive? N'importe quoi!
Catherine, dont les joues s'empourpraient à vue d'oeil, tenta avec une pudicité habituelle de sécher les larmes de sang qui coulaient sur ses pommettes. Enfin, elle murmura :
-    Puisque vous êtes là... Un peu de soutien ne me ferait pas de mal. Puis-je me confier à vous? Bien que vous soyiez... spéciale...
-    C'est ce que je me disais, répondit Rosalie, ignorant la dernière remarque. Allons dans l'entrée, nous y serons plus tranquilles pour l'interrogatoire... la discussion.
    -   Hum... Bien. Et merci, au passant. C'est une délicate attention de votre part.

    Les deux femmes traversèrent les allées de grabats dans la pénombre pour se rendre au seul recoin de lumière, face aux grandes portes de bois fermées. Elles s'assirent sur le parquet froid. Les ronflements des voyageurs épuisés créaient un concert baroque et inattendu, auquel s'ajouta bientôt la voix chevrotante de la veuve. Elle raconta :

    -    C'est cliché, j'en suis consciente, mais... Nous étions tellement heureux! Oliver était tellement heureux! ... Jamais je n'aurais cru qu'il se suicidât un jour... C'était impensable.

    Gauche, Rosalie tenta de la rassurer :
    -    Ah, ça, soyez sereine : il ne s'est pas tué. C'était plutôt un meurtre...

Catherine suffoqua :
    -    Qu-quoi?!
    -    Preuves à l'appui. Je suis allée dans la salle à manger...
    -    Quand? Pourquoi?
    -    Pour examiner, voyons! lança la détective en herbe comme s'il s'agissait d'une évidence. Enfin, bref. C'est hors-sujet.
    -    Vous êtes vraiment une originale, Leclercq. Mais... Oliver? Assassiné? Qui aurait pu commettre telle horreur?
    -    Je me demande la même chose, sachez-le... Nous sommes deux à patauger dans le même problème!
    -    Pas tant, non...

    Catherine réfléchit un instant. Elle se frotta les yeux pour évacuer les dernières traces de fatigue et s'éclaircir les idées. À mesure qu'elle se creusait la tête, elle parut reprendre des couleurs. Cela, Rosalie le savait bien : délibérer balayait la spontanéité et les sentiments. Elle le faisait toujours, et c'était pratique.

    Catherine sortit tout à coup, toujours en chuchotant :
    -    Vous savez... Je ne voudrais pas l'accuser, pauvre petite, mais... Notre camériste, Anna, agit étrangement depuis, disons, notre voyage de noces en Espagne...
    -    Ah oui? Intéressant. C'est noté. Sinon, connaissez-vous d'autres personnes, ici, sur Ellis Island? Il est en réalité impossible, si le coupable est un immigrant, qu'il soit parti de l'île étant donné que tout est fermé depuis notre arrivée ici.
    -    Quelqu'un de suspect? Personne d'autre... Êtes-vous certaine qu'il s'agit d'un meurtre?
    -    Oui. Certaine.
    -    Oh... Tout cela me dépasse! Enfin... Je connais ici Andrew Louis Dawkins, mon père. Un homme intelligent et honnête. Je lui fais entièrement confiance.
    -    Je dois m'informer de tous ceux qui connaissaient la victime, de proche ou de loin. Dont monsieur Dawkins... et dont vous.
    -    Mais... mais pour qui vous prenez-vous? Quel genre de folle...
    -    Écoutez, Catherine. Je serai franche : mes habiletés sociales sont lacunaires. Alors expliquez-moi ce que j'ai fait d'incorrect, je vous en prie. Cependant, vous n'êtes pas sans savoir que m'aider dans mon enquête jouerait en votre faveur. Venger Oliver...
    -    Bon, très bien. Oubliez cela. Mon père était en bonne entente avec Oliver. Il a même approuvé notre mariage. Quand à moi... je l'adorais! Oliver était le mari parfait.
    -    Nul n'est parfait, remarqua gravement Rosalie.
    -    Ah! Lui, si. Jamais je n'aurais pu le tuer, parole d'honneur. C'est au-delà de mes moyens! De plus, quel motif pourrais-je avoir?
    -    L'héritage?
    -    Peut-être. Mais ne pensez-vous pas que s'il avait été riche, il ne serait pas passé par Ellis Island? Les mieux nantis sont examinés sur les bateaux de première et deuxième classes.
    -    Vrai.

    Rosalie s'interrompit. Elle jeta un coup d'oeil à une grande et vieille pendule qui se trouvait à sa gauche. Six heures tapantes. Le réveil général n'était plus bien loin. Elle devait conclure son interrogatoire improvisé au plus vite avant que les gendarmes ne les remettent à leur place.
    -    Je le répète : Anna agit étrangement, insista Catherine. Ça se sent, quelqu'un qui a quelque chose sur la conscience! Allez voir par là.

    La Française hocha de la tête. Elle remercia sobrement Catherine. Les deux femmes se levèrent à l'unisson et se réapproprièrent leur lit temporaire. Des yeux grognons ou curieux s'ouvrirent à leur passage.
    Comme Rosalie repliait le maigre drap sur ses épaules, un Américain en uniforme défonça les portes de la chambre à coucher et leva l'interrupteur. Une lumière saisissante inonda la salle.

    -    Allez, réveillez-vous! ordonna le gendarme en anglais.

    Les lève-tôt purent descendre de leur matelas sans grande peine. Les parents secouèrent leurs enfants encore endormis, les pleurs des bébés envahirent la pièce. Les plus éreintés et les plus vieux grognèrent avec amertume, regrettant déjà les moments, trop brefs, où ils avaient eu du répit. Le silence céda sa place au pandémonium de la veille.
    Lyndia s'éveilla peu de temps après en sueur.

    -    Bon matin, lança machinalement Rosalie.
    -    Bon matin... J'ai fait un rêve troublant. On y voyait Oliver, mort, comme je l'ai aperçu hier soir. Seulement, il y avait toi à côté, qui ouvrais son ventre, fouillais dans ses entrailles et en sortais des objets inusités. Tu murmurais des "hum, hum" sporadiques, comme une vraie enquêtrice, et tu te fichais d'avoir les mains dans le sang.
    -    Ah bon! C'est bien moi, toujours professionnelle! Pour ma part, j'ai discuté avec Catherine Williams, cette nuit. J'ai pu en tirer quelques informations intéressantes pour faire avancer mon enquête.
    -    Oh. Et qui suspectes-tu, madame la détective? plaisanta Lyndia.
    -    Catherine elle-même. Elle l'a nié, mais je crois qu'Oliver possédait une belle petite fortune... du moins, supérieure à la sienne. Possible qu'elle appartienne à une de ces pauvres familles de Londres... Tout de même, un voyage de noces en Espagne... Elle pourrait avoir voulu en hériter pour se bâtir une vie et une carrière à New York le plus vite possible.
    -    En effet. Mais pour l'arme... ?
    -    Pas si vite! Chaque chose en son temps. Je vais d'abord explorer toutes mes options avant de poser une conclusion.

    Le gendarme demanda aux immigrants de bien le suivre, lesquels obtempérèrent, lentement mais sûrement. Encadrés d'autres hommes, ils se rendirent à la salle à manger pour déjeuner.

    Il n'était pas sept heures du matin que la journée la plus épuisante de leur voyage débutait.

Meurtre à Ellis IslandDove le storie prendono vita. Scoprilo ora