IV : Où la señorita dépeint feu son employeur

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    Dans la salle à manger, Rosalie et Lyndia se placèrent près de la famille endeuillée. Catherine, en face d'elles, piquait quelques morceaux de pommes de terre, sans grand appétit.

    -    Tu n'as pas faim, Cathie? demanda son père.
    -    Mais comment pourrais-je avoir faim? s'exclama-t-elle avec force, un trémolo dans la voix.

    Anna et Andrew baissèrent la tête, conscients de l'immense chagrin de la jeune veuve.

    -    Puis-je vous aider d'une certaine façon, madame Williams? murmura timidement la camériste.
    -    Oh, je vous aurais bien commandé un thé, mais nous ne sommes plus chez nous... Ce que je m'ennuie de Londres...
    -    Je puis voir si une boisson chaude est servie, suggéra alors l'adolescente.
    -    Eh, faites, mais j'en serais fort surprise... Dans ce taudis dégoûtant où Oliver a trouvé la mort...

    L'adolescente s'en fut à petits pas vers le fond de la salle. Rosalie attendit un instant en piquorant dans son assiette, puis se leva subrepticement et partit dans la même direction. Elle se glissa aux côtés d'Anna, qui observait la table à plats, l'air absent.

    -    Bon, matin, señorita.
    -    Euh... Bon matin à vous aussi, mademoiselle.

    Rosalie se racla la gorge.

    -    C'est tout un drame, qui est survenu, n'est-ce pas?
    -    Oh! ça! Un drame pour madame Catherine, pour sûr, mais moi j'ai pas d'avis à dire là-dessus!
    -    Mais bien sûr, Anna! Mais bien sûr! Tout le monde a un avis... Rosalie Leclercq, enchantée. J'enquête sur la mort d'Oliver Williams.
    -    Ah bon? Vous vous êtes pas présentée comme ça, hier au souper... Vous êtes détective, alors?
    -    Non. Une simple amateure à la recherche d'énigmes alambiquées. J'en ai déjà discuté avec madame Catherine Williams.
    -    Oh! Et bien, vous savez comme on dit : tous les goûts sont dans la nature! Vous aimez les morts et j'aime la couture...
    -    Hum, hum. À la différence que la couture est d'un ennui... Ah! Enfin bon. Donc, Oliver Williams a été assassiné, et j'en cherche le coupable, ainsi que le motif. Je voudrais donc vous poser quelques questions à ce propos...

    Anna perdit soudain de son naturel et parut mal à l'aise. Elle s'éloigna un peu de la Française, déplaçant son regard nerveux de table en table. Ses yeux s'arrêtèrent sur un espace étroit où reposaient des gobelets remplis de ce qui semblait être du café. La camériste s'y dirigea hâtivement. Rosalie la suivit.

    -    Quelle relation entreteniez-vous avec Oliver, señorita?
    -    Ça vous concerne pas.
    -    J'ai eu l'approbation de madame Williams, alors oui.

    Anna freina sa course. Elle se tourna pour faire face à Rosalie, et ancra ses grands yeux noirs dans les siens.

    -    Qu'est-ce que vous voulez?
    -    Que vous répondiez à mes petites interrogations toutes inoffensives... s'il vous plaît. Je n'accuserai personne sans avoir de preuves concrètes. Alors, à présent, pour moi, vous êtes innocente, petite. C'est la présomption d'innocence.

    Anna se résigna. Elle regarda les verres, en flaira un et fit une grimace de dégoût. Le café était putrescent, ou tiède. D'un geste spasmodique, elle saisit la poignée d'une lourde cafétière et tenta de verser de la boisson chaude dans un godet vide, mais en répandit tout autour.

    -    Que je suis maladroite!

    Rosalie l'aida à nettoyer une partie du dégât avec un pan de sa chemise (qu'elle portait de toute manière depuis trop longtemps : une tache de plus ou de moins ne changerait pas grand-chose).

    -    Bon, accepta Anna en lançant une oeillade craintive à l'endroit de Catherine. Mais vite.
    -    Parfait! Un grand merci. Donc... Comment vous entendiez-vous, avec Oliver?
    -    Il avait pas beaucoup de respect à l'égard de ses domestiques... surtout ceux qui étaient pas Anglais de naissance.  Bah, il les aimait pas beaucoup, les étrangers. Pour ça que j'étais si étonnée qu'ils aillent en Amérique, voyez...
    -    Y a-t-il eu des altercations?
    -    Non. Juste une impolitesse par-ci, par-là... Générale, hein. Un ton mauvais, des remarques sur notre niveau d'éducation, notre langue, nos origines...
    -    Il y a d'autres domestiques?
    -    Y avait. Deux. Ont démissionné. L'irrespect, voyez...
    -    Certains sont-ils sur Ellis Island?
    -    Pas vus...
    -    Êtes-vous triste du décès d'Oliver?
    -    Moi? Non. Mais pauvre, pauvre madame Williams... C'est mon modèle, voyez? Grande, fière, éduquée, charitable... Pauvre, pauvre madame... Et la voir dans cet état... Je voudrais tant l'aider! N'empêche que monsieur me payait bien. Sais pas si je serai au service de Catherine encore longtemps...
    -    La famille Dawkins n'est donc pas aussi riche que les Williams?
    -    Ah, non. Le père, Andrew Dawkins, un écrivain raté, toujours dans son imaginaire, un bizarre, pauvre pauvre pauvre. La mère, une marâtre miséreuse, restée à Londres... Jane Myriam. Ils se détestent, ça oui. Mais des Williams, je connais qu'Oliver. Il a jamais invité ses parents à la demeure.
    -    Vous êtes au service des Williams depuis combien de temps?
    -    Deux ou trois mois, peut-être. Depuis leur mariage, en fait...
    -    Pour finir : connaissez-vous d'autres personnes sur l'île?
    -    Madame Catherine, monsieur Dawkins... Mais si c'était un vol? Il y a tant de pauvres gens, ici, prêts à tout pour passer en Amérique.
    -    Vrai. Merci beaucoup. Allez, rejoignez madame.

    Rosalie aida Anna à préparer la tasse de café de son employeuse. La camériste accourut vers la petite famille, talonnée par la Française.

    -    Cela t'a donc pris tant de temps? grogna Catherine.
    -    Excusez-moi, je suis tellement distraite, ces jours-ci...
    -    Cela, je l'ai bien vu, répondit-elle sèchement.
    -    Cathie, sois plus clémente envers la señorita... Elle aussi, est troublée, avertit le sage Andrew.

    Catherine marmonna quelques mots incompréhensibles et perdit son regard dans le vide. Une nouvelle fois, le groupe 363-393 fut appelé à rejoindre l'Américain en uniforme, lequel les dirigea vers une grande salle assez propre, encadrée des deux côtés par d'imposants drapeaux américains et scindée en plusieurs allées étroites par de hautes clôtures de métal blanc. Des tonnes d'immigrants s'y entassaient déjà, formant plusieurs files plus ou moins définies, et comme le bétail ils bêlaient dans la discorde leurs dizaines de langues étrangères. Ils transportaient tous leurs mallettes, leurs valises, leurs baluchons, leurs gros sacs et leurs bébés emmitouflés, sur le dos, dans les mains, contre le cou, dans les bras ou dans la bouche.

    C'était pire que la foule au départ de La Rochelle, pire que le bateau de dernière classe bondé de monde, c'était la Grande Salle d'Ellis Island, la salle des inspections. Là, ça passe ou ça casse. Là, le temps passait tellement, tellement lentement...

    Avant de s'engouffrer dans la marée humaine numéro un, Anna arriva près de Rosalie. Elle pointa une affiche d'avis de recherche d'Appolinaire Jacobs et lui chuchota :
    -    Regardez-le... Il fait peur.

Mais au lieu du visage du Belge, il n'y avait qu'un grand point d'interrogation. Rosalie voulut demander des détails sur cette remarque subite et quelque peu effrayante, mais l'adolescente s'était comme...volatilisée.

Meurtre à Ellis IslandWhere stories live. Discover now