Chapitre 3

15 2 1
                                    

Berlin, 1920

— Donc, qu'est-ce que t'en penses ? demanda Gilbert, sautillant comme un écolier.

Roderich observa l'immeuble. L'extérieur n'était pas impressionnant. Des marques noires de pollution tachaient la façade de briques en ruine, et des fissures couraient sur quelques-unes des vitres, dont l'une conduisait à un trou ayant plus l'air d'avoir été faite par une balle qu'autre chose. La seule raison pour laquelle le « club de jazz » ne s'était pas encore effondré semblait être les couches de crasses le maintenant debout.

— ... C'est, commença-t-il.

Il baissa les yeux sur son propre corps, et se sentit brusquement trop habillé dans son plus beau costume bleu marine. Son portfolio en cuir rempli de Beethoven, Czerny et Mahler semblait peser lourd entre ses mains. Il se demanda si le propriétaire savait même ce qu'était Mahler.

Il déglutit, soulevant la pochette jusqu'à sa poitrine.

— Ce n'est pas mon genre d'endroit.

Gilbert gémit, levant les yeux au ciel.

— Bien sûr que si, Lunettes. T'es un pianiste, pas vrai ? Et ils cherchent un pianiste. Qu'est-ce 'tu veux de plus ?

Roderich compressa plus le sac de cuir, rassemblant le peu de patience qu'il lui restait.

— Gilbert, c'est un club de jazz. Je ne joue... Je ne peux pas jou-jouer du jazz !

— Comment tu appelles le boucan que j'ai entendu quand je suis venu te voir l'année dernière, hein ? Ceci, mon cher Roderich, était du jazz.

— Ça... Ça ne veut rien dire ! J'étais énervé. Je... Je ne savais pas ce que je jouais.

— Alors refais-le juste.

— Comment ? éclata Roderich, luttant contre l'envie d'étrangler son compagnon.

— T'es en rogne maintenant, hein ?

— Oui, répondit-il, mordant. Tu m'exaspères.

— Bien.

Gilbert poussa l'autrichien jusqu'à la porte.

— Je suis toute l'inspiration dont tu auras besoin alors ! cria-t-il pendant que la porte de bois se refermait.

Roderich cligna des yeux dans la pénombre, attendant que ses yeux s'ajustent, tout en espérant que peut-être, peut-être que l'intérieur n'était pas aussi décevant que l'extérieur criblé de balle.

Ça l'était.

L'intérieur était décoré avec ce qui devait autrefois être une moquette rouge vif, des fixations dorées et un motif à papier peint arlequin. Toutefois, avec le passage du temps et le mauvais entretien, le doré c'était ternis et la moquette rouge s'était fanée en un rose saumon. Le modèle sur le papier peint était seulement visible dans les coins sombres.

Il pénétra plus à l'intérieur. Il pourrait tuer Gilbert pour l'avoir amené ici. Mais il lui avait promis d'auditionner. Le propriétaire du club était un de ses bons amis, après tout ; bien que maintenant il commençait à se demander comment au juste il pouvait le connaitre, ou s'il le connaissait vraiment. L'autrichien comprenait à présent pourquoi il lui avait semblé si évasif lorsqu'il l'avait questionné à propos de « l'audition » et de son « contact ». Il savait qu'il refuserait.

Eh bien...

Il ne pouvait pas blâmer Gilbert. Tout ce qu'il avait essayé pour sécuriser sa situation, tout en faisant ce qu'il aimait, avait échoué : l'orchestre, l'université, le théâtre... Et il ne mettrait pas un pied dans une église de plus, aussi longtemps qu'il vivrait. Alors vers quoi serait-il réellement mieux pour lui de se tourner ? Fréquenter des prostituées dans un club de jazz, en jouant de la musique populaire pour les masses.

Lost GenerationWhere stories live. Discover now