Chapitre 5

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Note à l'intention des belges éventuels qui traîneraient ici : le petit-déjeuner en France est le déjeuner chez vous. Ensuite vient le déjeuner (le dîner pour vous), puis arrive le dîner (souper).

oOo

Pendant que Roderich était évanoui sur le bar, rêvant de la guerre et de son ex-amant, Gilbert rêvait aussi, bien que ses rêves soient sans aucun doute bien plus déplaisants que ceux de Roderich.

Il rêvait qu'il avait de nouveau dix-huit ans. Dix-huit ans et qu'il était de retour chez lui. À Dresde. Ces faits, sans contexte, sembleraient banales à n'importe quel étranger, mais pour lui, ces choses menaient aux souvenirs les plus horribles de ses vingt-neuf années de vies.

Les fantômes du rêve se déplaçaient, offrant d'abord de petits extraits d'une scène avant de changer. Ces brèves vues grandissaient et s'unissaient en une plus grosse et Gilbert se retrouva dans l'appartement qu'il partageait avec sa mère et son petit-frère. Seulement, ce n'était pas un appartement. C'était une salle de tribunal. La cuisine se subtilisait au banc du juge et le magistrat était assis à une petite table à manger en bois, le visage dissimulé par ce qui semblait être un journal tenu en l'air. Le marteau, serré dans sa main droite, battait sans relâche sur la table usée. Sa main gauche était enroulée autour d'une tasse de café qu'il sirotait parfois. Le salon était rempli de spectateurs, d'avocats, de sa mère et de son frère. Sa mère lui criait des injures, mais il ne pouvait entendre ses mots par-dessus le bavardage de la foule et le marteau du magistrat.

Il était agenouillé devant la table de la cuisine, avec l'une des couvertures crochetées de bébé de Ludwig, enroulée autour de lui comme une camisole de force. Le magistrat relut paresseusement les accusations contre Gilbert dans le journal qui pendait devant lui, entre deux coups de marteau et en sirotant son café, ne lui épargnant pas un second coup d'œil.

Derrière lui, sa mère avait fondu en sanglots hystériques tandis que Ludwig observait silencieusement depuis les bras de sa mère, ses yeux bleus larges et fixes. Le magistrat avait ordonné sa présence dans l'appartement. Quand il eut atteint la dernière charge, il baissa le papier pour révéler son visage. Ce qui ressemblait au début à une ombre grise de la mémoire, se transforma en quelque chose de familier : un visage pointu et moqueur, surmonté d'une tête de cheveux bruns en brosse.

Les yeux de Gilbert s'élargissaient tandis que le visage se rapprochait de lui. La table de la cuisine avait disparu. Le visage se rapprochait. Il se débattait contre la couverture qui l'enserrait, alors qu'un doigt lui frappait le torse, le paralysant...

— Souviens-toi de ce que je t'ai appris, Gilbert ! Le camp perdant n'écrit jamais l'histoire ! ricana le visage.

Il éclata d'un rire grotesque, sa langue se balançant contre des dents tachées par le café, les postillons volants. Le doigt continua de le taper, alors qu'il continuait de lutter contre les liens...

La couverture se défit et Gilbert lança son bras, attrapant le doigt moqueur, l'écartant en criant :

— Laisse-moi tranquille !

Le visage et la salle d'audience disparurent dans une fumée tourbillonnante, ne laissant que du vide, et il éclata d'un rire dément dans le vide, jusqu'à ce qu'un glapissement de douleur l'arrache de son sommeil.

Des yeux brumeux s'ouvrirent, à la recherche de la source du bruit, son cœur battant dans sa gorge. Il était dans son appartement, sur son canapé. À Berlin. Il n'avait pas dix-huit ans. Et c'était... c'était il y a longtemps. Il expira un souffle tremblant, ses muscles contractés se détendant. Il sentit quelque chose quitter son poing et vit Ludwig se tenir au-dessus de lui, grimaçant et se massant le doigt.

Lost GenerationWhere stories live. Discover now