Chapitre 6

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Gilbert resta, réticent, à regarder l'étendue blanche du couloir où Friedrich s'était tenu debout, regardant la vieille femme traversant difficilement le vestibule. Celle qui avait volé ce moment. Qu'il était sûr, vraiment sûr d'avoir existé. Il y avait des étincelles entre lui et Friedrich. Et ça le réchauffait. D'une façon étrange, ça le réchauffait. Une passion entièrement chaleureuse qui le transportait à travers les rues gelées et dans un ciel sans soleil...

Mais à présent le froid s'infiltrait. Maintenant le liquide dans ses veines ralentissait en fondant, rampant, alors que les traits de son visage s'endurcissaient en ce regard trop sérieux qui rendait parfois sa mère inquiète.

La vieille lui avait volé ce moment. Elle l'avait volé, il faisait froid, et... Et il allait geler dans le couloir s'il ne se bougeait pas.

Avec effort, il étouffa le ressentiment grandissant dans ses tripes et se dirigea vers les escaliers, comptant chaque marche pendant qu'il les montait. Gardant son esprit occupé.

Heureusement, sa mère était trop prise avec Ludwig pour enregistrer son changement d'humeur, et il décida que la meilleure chose à faire était d'ôter cet incident de son esprit. Il était plus simple de jouer au fanfaron plutôt que de faire avec des pensées confuses.

Cette semaine, le vrombissement constant des machines de l'usine, mélangé avec le vacarme étrange des voix des employés, remplirent les recoins de sa tête avec suffisamment de force pour le garder occupé.

Un autre dimanche arriva, puis le suivant, puis un autre, et il en était encore à se demander ce qu'il se passait entre eux. Les choses étaient comme elles étaient censées l'être, avec lui en élève et Friedrich en mentor, et graduellement, au cours de leurs leçons, Gilbert apprenait des fragments de sa vie. De petites choses mentionnées pour remplir le silence maladroit qui tombait entre eux.

Il apprit que son père était un magistrat [1] qui avait attendu de son fils qu'il suive ses pas. À la consternation de son père, Friedrich trouvait toujours des excuses pour retarder son entrée en école de droit. La première était le mariage, la seconde était le désir de mettre de l'argent de côté (pour payer l'école lui-même au lieu de compter sur son père), la troisième était son amour de l'enseignement, et cetera. Il apprit, indirectement, qu'il n'avait jamais réellement aimé sa femme. Aux rares occasions où il la mentionnait, ce n'était jamais avec des mots bien gentils, lui laissant l'impression qu'il s'était seulement marié avec elle pour entraver les illusions de son père...

Alors l'hiver passa, monotone et gris. Janvier devint février et Gilbert le remarqua à peine. Ce ne fut pas avant le second dimanche de février qu'il se rendit vraiment compte que le mois avait changé.

— J'aimerais que l'on se débarrasse de février, dit Friedrich, remuant paresseusement son cappuccino, observant l'échiquier qu'il venait d'acheter, pendant que Gilbert réfléchissait à son prochain mouvement.

Les leçons précédentes traitaient de stratégie et le professeur avait décidé que l'introduire aux échecs serait un moyen idéal de s'illustrer.

— C'est février ? Je n'avais même pas remarqué, constata Gilbert, absent.

Il avança son fou, s'abattant sur une des tours adverses. Il leva les yeux, un air triomphant sur le visage, mais le regard de l'autre était rivé sur le plateau.

— Humpf ! Pas vu, hein ? Juste comme tu n'as pas remarqué ça ?

Il bougea un pion, capturant le fou de Gilbert.

— Hé ! C'était ma dernière bonne pièce !

Il fit la moue. Friedrich leva les yeux, le fantôme d'un sourire jouant sur ses lèvres.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 23, 2019 ⏰

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