Chapitre 7 : Sasha

836 69 7
                                    

“Bon, j’espère que tout le monde est prêt, aujourd’hui on commence les exposés. Qui veut commencer ?”

Personne ne se porte volontaire. C6a va se terminer par le “hasard” du stylo planté sur la feuille. On sait tous que cette technique n’a rien de hasardeuse. Si la prof veut que ce soit quelqu’un du début de l’alphabet, ou quelqu’un de la fin, elle peut très bien dévier le stylo, personne n’en saura jamais rien.

“Bon, eh bien c’est mon stylo qui décidera.”

Qui avait raison ? Je sers mon crayon de papier aussi fort que je le peux. Faites que je ne commence pas… Faites que je ne passe pas aujourd’hui, ni jamais, la prof pourrait très bien m’oublier…

“Elsa, c’est toi l’heureuse élue ! On continuera dans l’ordre alphabétique, alors préparez-vous.”

Mon dieu. Il n’y a qu’un nom entre Elsa et moi. C’est certain, je passerai avant la fin de l’heure. Allez Sasha, n’y pense pas. Ce n’est pas à toi pour le moment, concentre-toi sur ce qu’Elsa va dire.

Elsa a choisi de présenter son neveu, Sam. Je déteste entendre les gens parler de leur famille. Parce qu’ils donnent toujours l’impression d’avoir une famille unie, qui s’aime, et qui pourrait affronter n’importe quelle catastrophe. Alors que moi… Ils vont plutôt avoir l’impression que justement, la mienne n’a pas survécu à un minuscule coup de vent. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Mais je ne veux pas que les gens sachent. C’est mon histoire, ma famille, mes problèmes. Je ne veux rien partager. Mais maintenant que Damien présente sa mère, je me rend compte que c’est fichu, que toutes les barrières que j’avais mise entre les gens et ma famille vont être détruite par… par un stupide devoir d’anglais.

Mais en y réfléchissant bien, ce n’est pas ça qui me stresse le plus. Même si j’en tremble. Non, le pire, c’est que l’objet que j’ai choisi va me rendre pire que ridicule. Elsa a pris un jouet, celui que son neveu préfère, et Damien un collier que sa mère porte tous les jours. Et moi ? J’ai pris une peluche. Un doudou. Le doudou d’Axel quand il était petit. Et officieusement celui avec lequel je dors presque toutes les nuits. Quelle honte. J’ai envie de m’enterrer. Après ce cours, je m’engage à éviter chaque personne de cette classe autant que possible. Vraiment. Si on me pose des questions, je feindrai d’être subitement devenu sourd. Ou muet. Ou les deux, tant qu’à faire.

“Sasha, tu es prêt ?”

J’avale ma salive et sors de mon sac la fameuse peluche de la honte, ainsi que la photo. Cette photo… Je ne supporte pas l’idée de la partager. C’était un moment privilégié entre Axel et moi, seule ma mère y a assisté et a pris une photo. Mais je vais devoir partager ce moment. Je n’ai pas le choix. Les murs sont en train de s’écrouler tout autour de moi.

Mes camarades de classe, enfin certains, murmurent en me voyant arrivé au tableau. A cause de la peluche ? Ou simplement parce que certains n’ont entendu le son de ma voix qu’une fois ou deux ? Je ne le saurai jamais. J’inspire un coup, et je me lance dans un monologue, le tout en anglais.

“J’ai choisi de vous présenter Axel. C’est mon frère, mon frère jumeau. Nous sommes tous les deux nés le 21 mai 2000, donc il a lui aussi 16 ans.”

Je ne présente pas seulement mon frère. Je me présente moi. Personne ne connaît ma date de naissance, mon lieu de naissance. Et ils sont sur le point d’en apprendre bien plus.

“Nous sommes né aux Etats-Unis. Oui, je suis américain. Mon frère aussi. Sauf que lui est toujours aux US. Enfin je crois. Quand nous avions 5 ans, mes parents ont divorcé. Aucun des deux ne voulaient laisser “les jumeaux”, comme ils nous appelaient, à l’autre. Alors ils ont pris l'incroyablement stupide décision de nous séparer. Axel est resté aux US avec mon père, et je suis venu en France avec ma mère. Axel et moi ne voulions pas, mais nous n’avons pas eu le choix. Nous avons échangé nos doudous à l’aéroport, c’est pour ça que j’ai emmené cette peluche. C’est celle d’Axel. Et c’est la seule chose qu’il me reste de lui. Ma mère m’avait promis que je pourrais garder contact avec lui même de France, mais je n’ai pas eu de nouvelle depuis 9 ans. Ma mère considère que lui et mon père font parti du passé et qu’il ne sert à rien de prendre de leur nouvelle. Sauf que mon frère me manque.”

Contrôle ta voix Sasha, empêche-la de trembler. Personne n’a besoin de savoir que tu es sur le point de pleurer comme un enfant. Garde ça pour ce soir, dans ta chambre.

“Du coup, pour le caractère d’Axel, je ne peux pas dire grand chose. Pareil pour ce qu’il fait dans la vie. Je ne sais même pas s’il est en vie…”

Ma voix tremble. C’est foutu. Il ne me reste plus qu’à retenir mes larmes. Ça, je devrais y arriver.

“Je me souviens juste que quand nous étions petits, nous faisions tout le temps des bêtises. Le plus drôle, c’était quand on s’amusait à se faire passer l’un pour l’autre à l’école et à la maison. Bon, les gens s’en rendaient assez vite compte parce que nous rigolions tout le temps, mais c’était génial. Cette photo, elle date du jour où nous étions partis de la maison tous les deux, sans demander la permission, pour aller au parc qui se trouvait à deux maisons de la nôtre. Nous sommes allés au bord de la rivière, et nous avions commencé à construire une maison pour les rares canards qu’il y avait. C’était notre moment à nous, rien que nous deux. Ma mère nous a retrouvé peu de temps après notre fugue et nous a pris en photo, sans que nous le sachions. Après, nous nous étions fait sacrément gronder. Et un mois plus tard, j’étais en France, lui aux US.”

Attention, la meilleure partie arrive. Celle où ma voix va vraiment partir dans tous les sens. Comme si je muais.

“Je ne sais pas vraiment pourquoi il compte autant pour moi. Je suppose que le fait que nous soyons jumeaux, de vrais jumeaux, créé déjà un lien plus fort qu’avec n’importe qui. Alors le fait que nous soyons séparés depuis si longtemps me fait comme un trou. Quand nous étions ensemble, je n’avais même pas besoin de parler, il comprenait tout ce que je voulais dire. Et inversement. Sauf que maintenant, je n’ai plus personne qui me comprenne comme lui le faisait. Et peut-être que lui non plus. Alors voilà, je ne peux pas donner plus d’explication, mais il compte plus pour moi que n’importe qui, et je donnerai n’importe quoi pour savoir comment il va, parce qu’il me manque énormément.”

Et voilà. C’est fini. Les murs sont tombés, tout le monde sait tout. Mon plus gros secret a été découvert, livré en pâture à des inconnus. Parce que c’est ce qu’ils sont, des inconnus. Et que désormais, ils peuvent faire ce qu’ils veulent de mon histoire. La déformer pour créer de sublimes rumeurs. La garder telle quelle pour me faire souffrir. Se l’approprier pour écrire un livre, ou un article dans le journal du lycée. Ou simplement la garder pour eux, parce que c’est ce que je ferai avec chacune de leurs histoires. Parce que c’est ma vie privée, que j’ai été obligé de la partager, et que rien que ça, c’est une suffisamment grande souffrance. Ils n’ont pas besoin d’en rajouter. Et j’espère qu’ils ne le feront pas.

Personne ne parlent. Mais vraiment. Personne. Un silence presque religieux. Est-ce que j’ai dit quelque chose de mal ? Est-ce que j’ai fait mon exposé en français et non en anglais ? Ou est-ce que je pense à voix haute ? Mon dieu, qu’est-ce qu’il se passe ?

“Très bien Sasha, merci beaucoup. Tu peux retourner à ta place. Suivant ?”

La prof a un trémolo dans la voix. Est-elle émue ? Nan, impossible. Elle ne peut pas. Il faudrait qu’elle vive la même chose que moi pour l’être. Mon histoire n’émeut que moi. Les autres s’en fichent. Non, elle doit simplement avoir la gorge sèche, ou être malade. Oui, c’est ça, elle est sûrement malade. Je ne peux pas avoir ému quelqu’un avec un simple devoir d’anglais.

Je range la peluche et la photo dans mon sac, et écoute les autres élèves jusqu’à la fin de l’heure. Mes mains tremblent, je suis incapable de parler, mais au moins je ne pleure pas. C’est déjà bien.

En sortant de la salle, certains élèves me lancent des regards que je ne saurais interpréter. Est-ce qu’ils sont désolés ? Est-ce qu’ils ont pitié ? Est-ce qu’ils sont déçus ? Je ne sais pas. Je m’en fiche. Enfin j’essaye de m’en convaincre. C’est plus facile à dire qu’à faire. Quoi qu’il en soit, c’est fait, c’est terminé, je vais pouvoir retourner à ma petite vie tranquille à me demander où est Axel, s’il va bien, et s’il pense un minimum à moi. Ou s’il s’en fout complètement et qu’il m’a oublié. Mon coeur se serre à cette idée. Je secoue la tête pour la chasser. Non. Axel ne m’a pas oublié. Et un jour, il débarquera ici sans que je m’y attende, et tout sera comme quand nous étions petits. J’en suis convaincu.

Aide-moi Sasha...Kde žijí příběhy. Začni objevovat