Chapitre 12

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"Lâche-la tout de suite !"

La voix de Katia semble retentir au loin, comme étouffée sous un mur de coton. Les yeux d'Alban ne quittent pas les miens. Comme deux lunes argentées, deux lacs de métal liquide, la lumière dansant à leur surface... Mon coeur se serre, une impossible impression de nostalgie inondant mon âme. Un mal du pays qui me fait presque tourner la tête. J'étouffe, c'est trop, trop vite, et mon coeur bat si fort que j'ai l'impression qu'il cherche à s'échapper de ma cage thoracique. Je tente de reculer mais la prise d'Alban se resserre encore plus.

"Je t'ai dit de la lâcher !"

Comme au ralenti, je vois le poing de Katia se rapprocher du visage d'Alban, frôlant à peine une mèche de mes cheveux. Katia fait des arts martiaux depuis des années, ses parents ont toujours tenu à ce qu'elle puisse se défendre. Elle a un peu tout essayé, Karaté, Kung Fu, Judo... Je suis venue à toutes ses compétitions, et je l'ai déjà vu étaler des types qui faisaient deux fois sa taille en moins de dix secondes.

Cette fois-ci, la main de Katia ne rencontre que le vide. Ça s'est passé si vite que je ne l'ai même pas vu bouger. Un instant, Alban était adossé contre le portail. L'instant d'après, il n'y était plus.

"Pardon. Je n'avais pas l'intention de t'effrayer..."

Malgré ses paroles, son ton est plein d'un manque d'intérêt total, comme s'il répétait simplement une formule de physique qu'il aurait appris par coeur. Katia a l'air sur le point de s'étrangler.

"M'effrayer ?"

Il l'ignore, et se tourne vers moi, relâchant mon coude. La sensation d'absence quand sa peau ne touche plus la mienne me surprend. Je ne comprends vraiment pas pourquoi est-ce que je me sens comme ça, pourquoi ce tiraillement dans ma poitrine m'attire vers lui comme une boussole qui tendrait vers le nord magnétique.

"Ambre, il faut que je te parle. Nous avons été interrompus bien trop souvent déjà."

Il fronce les sourcils et passe une main dans ses cheveux blancs en un mouvement impatient. Il me rappelle ce documentaire que j'avais vu il y a des années sur la fabrication des montres. Il est comme un mécanisme d'horlogerie : en apparence tous ses mouvements sont fluides et sans effort, mais en dessous se cache un ressort, un point de tension qui le fait avancer. Sa nonchalance n'est qu'une apparence.

"Il faut que j'aille en cours..."

Je fais la grimace en entendant ma propre réponse. Timide, hésitante, molle... Banale. Du Ambre tout craché. Si je suis bien la Sorcière, que ça n'est pas une erreur, alors je suis une honte pour toute mes incarnations précédentes.

Au lieu de me rire au nez, Alban hoche la tête très sérieusement.

"Bien sûr, je comprends, mais ça ne sera pas long. Si tu veux bien me suivre...

- Tu plaisantes, j'espère ?"

La voix de Katia est glacée de colère. Je me crispe, prête à m'excuser... Mais ça n'est pas moi qu'elle regarde. C'est Alban qu'elle fixe, les dents serrés, prête à en découdre.

"Tu te souviens de ce que l'autre type t'a dit ? Que quelqu'un allait sûrement essayer de prendre contact avec toi ? Quelqu'un de dangereux ? Et voilà Monsieur Super Vitesse qui essaye de t'attirer dans un endroit isolé...

- Quel autre type ? Qui t'a raconté ça ?"

La colère est clairement peinte sur les traits fins d'Alban, sa voix à la limite du grondement. C'est comme un seau d'eau glacé : cette fois-ci c'est la peur qui accélère les battements de mon coeur. Il y a quelque chose de terriblement familier dans son attitude, dans la menace sourde qui auréole à présent ses moindres gestes.

Il fait un pas vers moi et répète à nouveau, en détachant soigneusement chaque syllabe :

"Qui t'a raconté ça ?"

Je suis figée sur place mais Katia se place devant moi, protectrice. Elle n'a rien, juste ses poings et son sac à dos, mais il y a quelque chose dans son attitude, dans ses épaules droites et son menton décidé... Je me sens en sécurité. Calme et centrée, un peu comme après une longue séance de yoga avec ma mère. Super vitesse ou pas, Katia ne laissera personne me faire du mal.

Elle me jette un regard et me sourit en coin le temps d'une seconde, avant de se concentrer à nouveau sur Alban :

"Elle n'a pas à te répondre. Ça ne te regarde pas."

Il lève les yeux au ciel, l'air agacé.

"Je crois que si. Et je crois également que tu devrais arrêter de te mêler de choses que tu ne peux pas comprendre, Katia."

La façon dont il a prononcé son prénom me hérisse. Dans sa bouche, c'est comme une insulte. Je prends la main de Katia et je la presse doucement, cherchant à puiser de l'assurance et du réconfort dans son contact.

" Je..." Ma bouche est sèche et je dois déglutir avant de pouvoir finir ma phrase. "Je n'irais nulle part avec toi. Salut."

Je tire Katia avec moi vers le lycée. La cour est déjà presque déserte, si ce n'est les quelques curieux qui se sont attardés pour nous observer. On va arriver en retard et j'entends déjà les commentaires venimeux de Céline siffler à mes oreilles. En temps normal, la simple idée de devoir y faire face m'aurait rendu malade. Mais maintenant ? Ça serait presque un soulagement. Céline est détestable, oui, mais au moins son comportement est normal. Je regrette l'époque où ma plus grosse inquiétude était de savoir si elle allait me laisser tranquille ou pas aujourd'hui.

"Ambre !"

Alban tend la main vers moi, presque suppliant. Il a une pointe de désespoir dans sa voix et dans ses yeux qui me fait m'arrêter net... Mais je ne peux pas oublier l'avertissement d'Erebus, ni la façon dont il traite Katia.

"Laisse moi tranquille.

- Ambre, il faut que tu m'écoutes...

- Non.

- Ambre...

- Elle t'a dit de la laisser tranquille. T'es sourd ?"

La sonnerie du début des cours résonne et les derniers retardataires qui nous fixaient se précipitent pour essayer d'arriver à l'heure en classe.

Alban soupire, un long soupir fatigué. Je n'ai pas le temps de cligner des yeux : ses bras se referment autour de moi et me pressent contre son torse. Mon coeur rate un battement et le sang me monte aux joues malgré moi. J'essaie de me libérer, mais en vain. Autant lutter contre une statue de marbre. Sa voix basse et rauque vibre contre mon oreille alors qu'il me murmure :

"Tu ne me laisses pas le choix, Sorcière... Mais je t'assure que c'est pour ton bien."

Il s'accroupit, m'entrainant malgré moi avec lui. Soudain le sol se dérobe sous mes pieds et... Je vole ? Katia est loin en dessous de nous, la bouche ouverte sur un cri de surprise.

Nous atterrissons au beau milieu des branchages d'un des marronniers décoratifs qui bordent le lycée. Alban se réceptionne souplement, comme s'il ne venait pas de sauter plus haut et plus loin que n'importe quel athlète olympique ne le pourrait. C'est un saut impossible, et pourtant... Il a mis cinq mètres de distance entre Katia et nous.

"Prends des notes pour Ambre, veux-tu ? Je promets de te la ramener en un seul morceau."

Sans lui laisser le temps de répondre, il saute à nouveau, m'entraînant d'arbre en arbre comme si je ne pesais rien. Le vertige et la terreur me font tourner la tête, j'ai envie de vomir et d'hurler mais mes lèvres sont comme scellées.

Mes doigts se referment autour du bracelet d'Erebus. Je ferme les yeux et je prie de toutes mes forces qu'il ne m'ait pas menti et que la pierre lui transmette mon appel...

l'Étreinte des TénèbresWhere stories live. Discover now