Chapitre 9

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Masaka!

J'ai toujours trouvé cette expression en japonais trop forte, trop comique, voire grotesque... mais sur le moment, il n'y a rien de plus adéquat pour décrire comment je me sens. Ce genre de situation est digne d'un shoujo, un manga pour filles. Trop incroyable pour être vrai.

Je fixe Zoé, stupéfait, pendant une éternité. Nos regards sont accrochés avec autant de solidité que la jeune femme à ma chemise. La chaleur de son corps filtre au travers de son chemisier, et le parfum de ses cheveux me fait fermer les yeux.

J'adore cette odeur, sucrée et florale.

— Je... je suis désolée, s'excuse Zoé en relâchant sa poigne.

La fraîcheur de son absence me fait l'effet d'une gifle, et je rouvre les yeux.

— Ce n'est rien, déclaré-je en me raclant la gorge légèrement.

Zoé ne tient plus ma chemise, mais je suis incapable de m'éloigner. Elle m'hypnotise.

— Zoé...

— Oui, Kenji?

Du japonais. Elle me répond en japonais, avec sa voix suave et sa bouche toute rose. Mon nom prend une tout autre sonorité quand elle le prononce avec cette intonation.

J'en perds mes moyens.

— On... tu... tu veux toujours m'aider avec ce bureau aujourd'hui?

Je pourrais me gifler. Mais qu'est-ce qui ne va pas chez moi? La fille me tombe dans les bras et je lui parle du boulot... Elle a toutes les raisons du monde de penser qu'elle ne m'intéresse pas. Je suis donc très surpris de l'entendre rire.

Un rire coquet qui me caresse l'échine. Je frissonne et me félicite de porter un pantalon noir ce matin. Je me décale néanmoins avec désinvolture pour cacher ce qui m'incommode de plus en plus.

— Oui, avec plaisir, déclare-t-elle en me faisant un sourire chaleureux. C'est la moindre des choses.

Je suis soulagé qu'elle accepte. Maintenant, j'ai une bonne partie de la journée pour obtenir son numéro ou lui donner le mien sans avoir l'air du mec complètement désespéré.

Mais d'abord, nous retournons à la cuisinette pour que je puisse me faire un café. Dans une tentative honnête pour être galant, et juste le temps de calmer mes ardeurs, je la laisse passer devant moi.

Mauvaise idée.

Zoé porte une jupe-crayon et des talons : le roulement de hanches est donc obligatoire.

J'accélère le pas pour la rattraper. Difficile, mais pas impossible.

Comme s'il s'agissait d'une zone neutre, je me sens tout de suite plus à l'aise dans cette salle commune. Pendant que l'eau bout, et que mon sang tiédit, je fixe mon reflet dans le métal de la bouilloire.

— Tu... tu vas travailler loin? demandé-je avec une réelle curiosité.

Quand je me retourne finalement, je vois que ma question semble la surprendre, mais elle me répond rapidement, peut-être un peu trop, d'ailleurs :

— Non. C'est juste à côté.

Elle esquisse un sourire narquois qui disparaît derrière ces deux carpes koïs à l'origine de ma nervosité grandissante. Aurais-je eu l'audace d'aborder Zoé sans elles?

Jamais de la vie. Je me serais contenté de l'observer dans les réunions, comme on le fait pour une oeuvre d'art dans un musée.

Zoé se détourne légèrement pour faire signe à Manuel qui vient de passer devant la porte, m'offrant ainsi son profil tout en courbes.

Ce matin, elle porte un débardeur qui dénude ses épaules, autrement recouvertes par ses longs cheveux. Ils ruissellent dans son dos et sur sa poitrine avec liberté, et vont lécher le haut de sa jupe avec insolence. La pente de son nez, le léger renflement de sa lèvre — sur laquelle niche une petite goutte de thé —, ses joues rosées... et ce sourire flamboyant qu'elle dirige vers Manuel!

Est-ce que je deviens fou, ou est-ce qu'elle est encore plus jolie que dans mes souvenirs?

— Hey, Zozo, coule Manuel en se joignant à nous. Comment ça va?

Il me salue de la main, et je hoche la tête. Il reporte son attention sur Zoé en s'appuyant sur le chambranle. Ma collègue semble totalement à l'aise avec lui, allant jusqu'à plaisanter sur le fait qu'elle a bien failli se faire écraser par un télécopieur moins de dix minutes auparavant.

— Ça marche toujours pour ce midi? demande le gringalet, visiblement prêt à retourner au boulot dès qu'il aura reçu sa réponse.

Ma collègue hoche la tête avec vigueur.

— Bien sûr! Tu veux te joindre à nous?

Il me faut un instant pour comprendre qu'elle s'adresse à moi. Je refuse poliment, même si je vois bien que ma réponse la déçoit. J'ai beaucoup de travail devant moi, et il est hors de question que je quitte les lieux sans avoir terminé la tâche qui m'a été attribuée.

— Si tu changes d'avis, Ken, l'invitation est lancée, rétorque Manuel avant de s'éclipser.

Contre toute attente, Zoé n'essaie pas de me convaincre de me joindre à eux. Elle semble comprendre mes raisons et les accepter. Elle me sourit et, sitôt que mon café est prêt, elle m'accompagne jusqu'au bureau... où encore plus de travail nous attend.

Je soupire et passe une main sur mon visage.

Loin de se démonter, ma collègue, quant à elle, fait mine de remonter ses manches — inexistantes — et ouvre les hostilités en se saisissant du télécopieur ayant failli lui tomber dessus. Je ne peux m'empêcher de ricaner quand elle le projette dans la boîte vide la plus près et fais un geste de victoire de ses deux bras.

Comme si elle se rendait soudain compte de ma présence, elle rougit en posant les yeux sur moi. Je fais mine de ne rien avoir vu; je sifflote en regardant vers la droite.

Nous nous esclaffons en choeur, puis nous nous mettons vraiment au travail.

Pendant ces quelques heures où Zoé m'aide à ranger ce bazar, je découvre une jeune femme déterminée, douce et inflexible à la fois, autoritaire et docile. J'en apprends plus sur elle, je lui révèle des morceaux de qui je suis au passage, et nous communiquons comme de vieux amis.

Puis tout s'arrête.

Le ménage est fini; l'heure du repas est arrivée.

Alors que je reviens avec l'ordinateur destiné à la nouvelle technicienne pour l'installer sur la surface de travail — que Zoé a nettoyé avec vigueur pendant mon absence —, je la vois qui m'attend.

Une pointe d'espoir dans la voix, je lui demande :

— Tu ne vas pas rejoindre Manuel?

— Si, si, répond-elle en regardant ses doigts, qu'elle triture nerveusement. Mais je... j'ai des trucs à faire cet après-midi avant mon départ, et tu termines ta journée un peu avant moi, donc...

Oh.

C'est déjà l'heure des au revoir.

Les bras le long du corps, je serre les poings, désemparé.

J'ai manqué de temps; je l'ai gaspillé.

Zoé s'incline légèrement pour me saluer, et je l'imite par réflexe, fidèle à la tradition. Mais alors que mon visage arrive presque à hauteur du sien et que je m'attends à croiser son regard vairon...

Je me fige, abasourdi.

Mon inclination empreinte de respect est interrompue par l'empreinte de ses lèvres sur ma joue.

KoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant