Chapitre 2

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Ça doit être une coïncidence... Des tasses avec des carpes japonaises, il y en a certainement beaucoup... Et le premier avril, la possibilité de voir des poissons sur des objets du quotidien est doublé, voire triplé.

Mais, nichés entre son auriculaire et son annulaire droits, les caractères chinois — les kanji — de mon prénom me narguent en silence.

Ma signature, mes carpes, ma tasse.

Les mains de Zoé, ses lèvres, ses yeux par-dessus le rebord de la tasse alors qu'elle prend une gorgée.

L'un est vert d'eau, l'autre, brun.

Je détourne les miens, gêné.

— Quelque chose ne va pas? C'est trop compliqué? Ça avait pourtant l'air simple...

Dis quelque chose, Kenji... pensé-je en tentant d'oublier le fait qu'elle boit dans ma tasse et ne semble pas du tout dérangée par ce contact indirect entre nous.

Aucune tension dans ses épaules, rien qu'une touche de pure interrogation dans l'inclinaison de sa tête.

Si c'était elle, la voleuse, elle n'aurait pas l'air si perdue, non?

Zoé me regarde comme si la personne dérangée, en ce moment, c'était moi. Et elle a peut-être raison, en fait. Je l'ai dévisagée plus longtemps qu'à mon habitude, et je devrais avoir honte de mon attitude.

Ce n'est qu'une tasse. Sur laquelle j'ai passé des heures, certes, mais une tasse quand même.

Après tout, le principal, c'est qu'elle est encore indemne, et qu'elle le restera. D'un seul coup d'oeil à son bureau impeccable, je sais que Zoé fait attention à ses effets. De toute façon, je vois mal comment lui demander de me la rendre sans la mettre mal à l'aise. Et puis ma collègue ne semble pas avoir terminé le liquide qu'elle y a mis, car elle prend une nouvelle gorgée sans me quitter de ses grands yeux vairons.

Je me racle la gorge.

— Non, euh... Je... je regardais ta tasse... avoué-je en bafouillant.

Je me tais en secouant la tête devant mon incroyable éloquence.

— Ah, oui, elle est tellement belle, répond Zoé. J'ai toujours adoré les carpes koï.

Je sursaute, à la fois surpris par le compliment qu'elle me fait sans le savoir et par l'accentuation que je semble percevoir quand elle prononce « koi ». Parle-t-elle japonais?

Je recule la chaise de bureau pour me permettre de lui faire face.

— Moi aussi, je les adore, dis-je avec sincérité.

Un sourire éclaire son visage, et je ne peux m'empêcher de l'imiter.

— Si tu veux, quand j'aurai trouvé qui est la personne attentionnée qui me l'a donnée, je lui demanderai où elle l'a prise.

Sur mon bureau, ai-je envie de lui révéler, tout de même curieux de voir sa réaction. Par contre, comme on est le premier avril, combien on gage qu'elle ne me croirait pas?

Je me contente donc de hocher la tête de façon assez enthousiaste pour éviter d'avoir l'air d'un rustre.

Puis je lui montre comment régler son problème d'ordinateur si, par hasard, quelqu'un venait à profiter d'une de ses absences aujourd'hui pour réitérer cette blague.

À mon plus grand bonheur, il ne lui faut que deux minutes pour bien assimiler l'information, et je quitte son bureau un peu moins bourru que je ne l'étais à mon arrivée.

J'évite bien de lancer un dernier regard à ma tasse, que Zoé a déposée non loin de son moniteur, à portée de main. Pourtant, difficile de manquer la petite trace de rose à lèvres qui en macule désormais le rebord.

Je souffle et secoue la tête en prenant le chemin de mon propre bureau, de l'autre côté de l'étage. En cours de route, je remarque qu'Émilie a disparu comme un fantôme, sans dire au revoir.

Daniel a dû l'appeler peu de temps après mon arrivée. Il a beau être aussi amical que tout le monde, il reste le patron de la boîte, et quand il a besoin d'un dossier, il ne rigole pas. Sa tâche accomplie — à savoir trouver un technicien pour résoudre le problème de Zoé —, Émilie n'avait plus qu'à retourner au boulot.

Ou alors...

Je me fige à quelques mètres de mon cubicule et je ferme les yeux, découragé par ma propre naïveté. Qu'est-ce que mes collègues ont eu le temps de faire pendant que j'étais occupé?

J'entre dans mon antre personnel en prenant une longue inspiration...

... et m'interromps brutalement, perplexe.

Rien.

Tout est à sa place — sauf ma tasse, bien entendu.

Rien n'est débranché.

Rien n'est recouvert de pellicule ou de petits papiers collants ou même de sachets de thé (leur idée à deux balles d'il y a deux ans — je ne bois pas de thé).

Pas d'animaux en origami sur ma chaise ou mon bureau, ni de baguettes au lieu de mes crayons (très inventif).

Pour peu, je serais déçu.

Mais en fait, je trouve ça encore plus louche.

J'avance avec précaution vers ma chaise, regarde en dessous — une année, ils avaient équipé toutes les chaises d'un klaxon qui était actionné par le poids sous la suspension de la chaise (ingénieux, il faut dire, mais très bruyant) — et je prends place en jetant un oeil suspicieux vers l'entrée de mon cubicule.

Personne pour venir me faire peur.

Au bout de quinze bonnes minutes à ratisser mon environnement de travail, je me rends à l'évidence : ils ont trouvé quelqu'un d'autre à embêter pour le reste de la journée.

Toujours sceptique, je m'attends à tout instant à ce que mes haut-parleurs crachent une musique horrible au démarrage du système d'exploitation (il y a trois ans) ou encore que la langue du bureau ait été changée pour du grec ou du russe (je continue à dire que c'était ma plus belle vengeance).

Mais non.

Je passe rapidement en revue les billets envoyés en fin de journée hier par divers clients, entre les données dans le système de suivi et commence ma journée en veillant à bien ouvrir mon téléphone portable du boulot.

En fin de compte, la seule surprise ce matin-là, c'est la notification que j'ai reçue de la part de Daniel, vers dix heures, au sujet de l'avancement de la réunion mensuelle. D'abord prévue pour le lendemain matin, elle était devancée d'une demi-journée.

Enfin, ce fut la seule surprise... jusqu'à ce que j'entre dans la salle de réunion.

KoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant