Chapitre 8

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Le vendredi matin, j'ai du mal à me concentrer. J'ai réussi à obtenir d'Émilie qu'on ne me demande pas d'aller aider les clients, il me reste encore beaucoup de trucs à préparer pour l'arrivée du nouveau lundi.

Malgré tout, je me trouve confronté à un problème gênant : le débarras.

Je dois fixer la porte depuis un bon dix minutes, avec dans les bras une pile de boîtes remplies à craquer d'objets hétéroclites.

Je suis coincé.

Je ne peux pas rouvrir la porte sans déposer les cartons pleins.

Il m'a fallu cinq minutes, chrono, pour aller chercher ma pile. Je me souviens d'avoir laissé la porte ouverte pour éviter ce genre de situation. Il n'y a pas trente-six possibilités... soit la porte s'est refermée derrière moi, soit quelqu'un l'a fermée avant de repartir.

Ou qui sait si la personne — s'il n'y en a qu'une seule — s'y trouve toujours?

J'ai peur d'ouvrir la porte en fait.

Après un bref coup d'oeil aux alentours, je tape du bout du pied sur la porte de bois. Silence. Je réitère, juste au cas, un peu plus fort. Pas de mouvement, pas de bruit.

Bon, au moins il n'y a personne. C'est toujours ça de pris.

Je souffle, et mon fardeau tangue un peu.

Je suis bon coureur, mais je n'ai jamais trop vu l'intérêt de soulever des poids. Aujourd'hui, je me dis que ça pourrait être une bonne idée de m'y mettre, surtout si je commence à passer mes pauses à tenir des trucs lourds à bout de bras pour éviter de trouver mon patron et son adjointe dans une position compromettante!

Si ça se trouve, tout ça, c'est dans ma tête. Il n'y a jamais eu d'allusion, ni de courriel, et mes collègues ont juste des tics nerveux similaires qui consistent à rajuster leurs vêtements.

— Kenji, ça va?

Du japonais, une voix douce.

Je tourne la tête et découvre Zoé, qui me fixe de ses grands yeux vairons, tasse koï à la main, visiblement intriguée par ma position. Soupir de soulagement. Je lâche un "ha" pas très convaincant en guise d'affirmation, puis décide de lui demander :

— Pourrais-tu m'ouvrir le débarras, s'il te plaît?

Après un sourire et un hochement de tête enthousiastes, elle s'exécute et j'entre avec mes boîtes en passant entre l'encadrement et son corps.

Par inadvertance et dans une manoeuvre maladroite, ma main frôle son buste, et je me confonds en excuses. Heureusement que je lui fais dos pour me décharger de mon fardeau, ça m'empêche d'avoir l'air encore plus crétin. Un seul petit contact entre nous, et j'ai peur qu'elle me prenne pour un obsédé.

— Arrête, ce n'est pas grave. Je sais que ce n'était pas intentionnel, déclare-t-elle.

Zoé entre dans le débarras pendant que je m'époussète les mains. Elle n'est qu'à quelques centimètres de moi quand elle s'arrête, ce qui m'oblige à baisser un peu la tête vers elle, et elle, à la lever vers moi.

Je déglutis toute ma gêne.

— Tu... tu allais à la cuisinette?

— Non, répondit-elle en baissant les yeux. J'en reviens. Comme tu n'y étais pas, je... je suis passée à ton bureau, et Manuel m'a dit que je te trouverais ici.

— Quelque chose ne va pas? demandé-je en espérant secrètement qu'elle voulait simplement me voir. Quelqu'un te fait encore des misères?

Je pose la question en sachant tout à fait quelle sera sa réponse, mais je n'y peux rien, j'ai besoin d'une confirmation. Ce courriel demeure, à mes yeux, cryptique. Sa réponse m'étonne.

— Oui.

— Je peux t'aider?

— Peut-être...

J'essaie de ne pas trop penser au fait que nous sommes seuls dans le débarras, à une distance très intime.

Impossible.

Je me retrouve de nouveau coincé : si je me recule, j'aurai l'air dégoûté; si je reste là... je ne peux pas rester là. Je ne peux pas rester là, je commence à étouffer.

Zoé me regarde toujours, cette fois par-dessous ses longs cils.

Elle s'humecte les lèvres du bout de la langue, et une alarme sonne dans ma tête.

Je fais un pas de côté; je me dérobe.

Pendant un instant, j'ai cru qu'elle voulait m'embrasser. Forcément, je m'imagine des trucs parce qu'elle ne dit rien, ne semble pas prendre ombrage de mon esquive. Et puis ça m'étonnerait, Zoé est du genre timide, comme moi, elle n'a probablement même pas remarqué que notre proximité était presque indécente.

Peut-il y avoir esquive quand il n'y a pas de situation à éviter?

Nous sortons tous deux du débarras; Zoé me suit jusqu'au bureau-décharge que je dois finir de nettoyer et de préparer pour lundi. Je soupire en me rendant compte que d'autres menus objets ont atterri sur le fatras depuis ce matin.

— C'est ça que tu fais aujourd'hui? demande-t-elle en jetant un oeil au beau bazar dont je suis en partie responsable.

Je hoche la tête en silence.

— C'est pour la nouvelle?

— Nouvelle? demandé-je en fronçant les sourcils. Je ne crois pas. On m'a parlé d'un nouveau technicien. J'ai peut-être mal compris.

Je hausse les épaules avant de me saisir distraitement d'une boite pour en vérifier le contenu. Je dois me remettre au travail, mais je n'ose pas lui demander de partir; je ne le veux pas en fait.

Zoé porte la tasse koï à ses lèvres, prend une longue gorgée. Elle semble amusée par quelque chose. Moi, peut-être? Je vois mal ce que j'ai dit de drôle, mais je hausse les épaules. Homme ou femme, honnêtement, ça ne fait aucune différence. Tant qu'il ou elle me permet d'alléger un peu la charge de travail par personne...

— Tu as besoin d'aide?

Surpris, je considère sa question pendant un instant et, bien que je sois terrifié à l'idée de passer cette journée en tête-à-tête avec elle, je ne m'imagine pas une meilleure façon de m'acquitter de ma tâche. Je ne suis pas habitué de demander de l'aide; j'ai appris à toujours tout faire tout seul, mais j'avoue avoir l'impression qu'on m'en demande beaucoup plus que ce que je suis capable d'accomplir.

Une paire de mains supplémentaire ne sera certainement pas de trop.

Un appareil jauni par le temps dégringole et manque d'écraser le pied de Zoé, qui l'évite en sautant vers l'arrière. Elle étouffe un petit cri en me percutant, et je la rattrape quand elle perd pied.

— Si tu n'as pas peur de mourir écrasée sous un vieux télécopieur, réponds-je avec légèreté en toisant le fax écroulé.

— Je crois que ça ira, rit Zoé.

Je prends soudainement conscience d'une pression sur mon torse et baisse les yeux.

Ses ongles au travers de ma chemise.

KoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant