Chapitre 1

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Je vous jure, le respect est mort à minuit.

Comme je suis seul, je grogne en refermant les armoires de la cuisinette avec une violence qui ne me ressemble pas, frustré. Je savais bien qu'une surprise m'attendrait au travail ce matin.

L'un de mes collègues a trouvé amusant de passer dans mon bureau et de me piquer ma tasse. Tasse peinte à la main par mes soins et représentant de jolies carpes koï. Ma préférée en plus.

Non, mais sérieux, n'importe quel autre jour de l'année, ce genre de chose serait considéré comme du vol!

J'ai beau être né et avoir été élevé au Québec par une mère extravertie et très québécoise, il reste que j'ai aussi été élevé dans l'esprit traditionnel des ancêtres de mon père, très japonais et très conservateurs.

Alors en plus d'être en rogne, je vais simplement attendre que la journée se termine en serrant les dents.

Je déteste le premier avril.

Je sais bien que je la récupérerai probablement d'ici la fin de la journée, mais, pour moi, cet acte revêt un manque de respect terrible : il s'agit d'entrer dans un bureau pour y subtiliser le bien d'autrui, après tout.

De dépit, je prends une tasse presque propre qui traîne sur le comptoir depuis deux jours, la rince rapidement et me saisis de la boîte de café instantané, laissée là pour que tous s'y servent.

Ma frustration augmente quand je repêche un petit poisson de carton tout au fond du contenant... vide. Du coin de l'oeil, je regarde l'heure et soupire.

7 h 15

Ma journée n'est même pas commencée que je rame déjà. En même temps, je pourrais très bien aller me chercher un déjeuner en bas, au rez-de-chaussée, et en profiter pour ramener un café. Je me gratte la tête, indécis. Je descends, ou pas? D'un côté, je me suis levé tôt ce matin — des chats de gouttière se sont presque entretués devant ma fenêtre — et j'ai peur de m'endormir sur ma chaise entre deux appels de soutien; de l'autre, je n'ai pas trop envie de laisser plus de temps qu'il n'en faut à mes collègues pour laminer mon bureau ou l'ensevelir de pense-bêtes.

Le choix est facile : la caféine attendra à demain.

C'est pas méchant, c'est juste des moqueries, mais c'est chiant à retirer, et j'ai une grosse journée qui m'attend.

L'an dernier, ils avaient emballé tous mes effets avec du papier cadeau. En dessous de l'emballage, il y avait de la pellicule plastique. Deux couches. Le sucre avait été remplacé par du sel à la cuisine — heureusement, je n'avais pas été le seul à se faire prendre —, et tous mes stylos avaient été remplacés par des crayons à l'encre évanescente. Pas très pratique.

Bon, en fait ces blagues-là étaient — un peu — drôles. Et je me suis bien vengé pour la forme.

Dans un département majoritairement masculin comme celui dans lequel je travaille (la technologie de l'information, ou soutien informatique), personne n'est laissé pour compte le premier avril. Même si, techniquement, mes collègues sont plutôt du genre à faire ce genre de coup n'importe quel autre jour de l'année...

Ici, le mot d'ordre, c'est « Qui aime bien, châtie bien. »

J'ai souvent l'impression d'être le petit préféré, et je cèderais ma place volontiers. Je déteste être le centre de l'attention, préférant nettement faire mon travail en silence et tout en efficacité. De façon générale, j'y arrive assez bien. Je me fonds dans la masse.

— Salut, Ken!

Quand je lève les yeux, je vois Émilie, l'adjointe du directeur, accompagnée de sa timide collègue Zoé, qui travaille... en fait, j'ignore quel est son poste exactement. Hormis durant les réunions de service mensuelles, qui regroupent à la fois les employés du soutien technique et ceux du côté administratif, je ne suis pas souvent appelé à la côtoyer.

Mais je l'ai toujours trouvée gentille, et très jolie.

Raison pour laquelle j'évite son regard et celui d'Émilie, mais je n'omets pas de sourire. Je suis un mec timide, mais bien élevé.

— Tu aurais deux minutes? demande Émilie avec une moue. Quelqu'un a inversé le desktop de Zoé, et on ne sait pas comment faire pour le remettre à son état initial. J'allais chercher Roger, mais comme tu es là... ça te dérangerait de venir nous aider, s'il te plaît?

L'adjointe bat des cils de façon exagérée, et quand je me tourne vers Zoé, celle-ci m'adresse un petit sourire désolé.

Je la regarde pendant un petit instant de mon air le plus impassible, tentant de dissimuler mon exaspération.

Ce n'est pas dans mes habitudes de refuser mon aide, mais ce matin, ça ne pouvait pas plus mal tomber. Chaque minute qui passe en est une de plus pouvant servir à l'ajout d'une couche de pellicule plastique autour de ma chaise de bureau...

Oh, et puis après tout, ça ne prendra qu'un instant, et Zoé a l'air vraiment contrarié par cette blague qui, j'en conviens, peut être énervante quand on ne sait pas comment l'annuler.

J'accepte en silence de les suivre. Ce genre de truc prend vraiment deux secondes à régler. Les filles m'entraînent donc jusqu'à l'espace de travail de Zoé, qui déverrouille son ordinateur et me cède ensuite sa place. En deux temps, trois mouvements, le problème est réglé. Mais alors que je me lève pour partir, la voix douce de la propriétaire du bureau résonne à côté de moi.

— Dis, tu... tu pourrais me montrer comment on fait?

Quand je pose les yeux sur elle pour acquiescer, j'écarquille les yeux.

Elle tient une tasse entre ses mains.

Deux carpes koï.

KoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant