Chapitre 4

510 119 71
                                    

Le reste de la semaine passe à la vitesse ninja. Je n'ai pas une minute à moi, mais j'aime quand je suis occupé. J'aime me rendre utile, et aucune journée ne se ressemble vraiment.

Même si, étrangement, plus le temps passe et plus je me rends compte que, depuis le premier avril, il y a tout de même un détail récurrent à mes journées : Zoé.

Alors que je n'avais presque jamais l'occasion de la voir depuis son arrivée — où l'avaient-ils cachée? Dans le débarras? Dans un cubicule servant d'entrepôt, derrière une montagne de télécopieurs aussi vieux et résistants qu'un Nokia? — je me retrouvais à la voir de plus en plus.

Et je ne parle pas seulement du fait que je devenais entre autres beaucoup plus conscient de sa présence tous les jours.

Je me suis rendu compte qu'en fait, nous avons toujours pris nos pauses en même temps; qu'elle passe devant mon cubicule deux fois par jour pour aller se faire un thé; et qu'elle traîne souvent avec Manuel.

Sauf qu'avant le premier avril, pour une raison que j'ignore, je n'avais pas pris acte de toutes ces occurrences qui me semblaient anodines.

En sus de toutes ces fois où nous nous croisons dans les couloirs — maintenant avec un sourire, j'ai aussi droit à une salutation en japonais... et j'adore son accent —, depuis mardi j'ai eu plus d'appels de sa part que jamais.

Apparemment, un petit farceur a décidé de poursuivre ses blagues douteuses après la date de péremption du poisson d'avril.

Souris dysfonctionnelle (du ruban gommé devant le laser), connexion au réseau défaillante (deux fois, pour deux raisons différentes), clavier complètement barge (les touches avaient été échangées, et la configuration, modifiée) et autres trucs vraiment tordus m'ont chaque fois ramené chez Zoé, qui semblait de plus en plus gênée de devoir me déranger.

La dernière fois, n'en pouvant plus de l'entendre se répandre en excuses inutiles — après tout, d'un, je suis technicien, et de deux, ce n'est pas sa faute —, je suis allé voir Émilie.

Posté à l'entrée de son bureau, j'essaie d'avoir l'air plus imposant que je ne le suis réellement, pour qu'elle comprenne que je ne rigole pas.

— La plaisanterie a assez duré, Em'.

Je peux presque voir flotter des points d'interrogation autour de sa tête quand elle détache son attention des papiers qu'elle est en train d'examiner quand je l'apostrophe.

— N'essaie pas de me faire croire que tu ne sais pas de quoi je parle, asséné-je avec une dureté relative, un peu moins certain que c'est elle la coupable. Zoé est une fille super, elle ne mérite pas d'être mise dans une telle situation.

La rouquine me regarde comme si je lui parlais en japonais. Juste au cas, je répète ma phrase en veillant à bien choisir ma langue de sortie : Français (Canada).

Ok, elle me regarde encore comme si j'avais des tentacules au lieu des bras. Je décide donc d'y aller franc-jeu.

— Arrête, je sais que c'est toi qui a mis ma tasse sur son bureau lundi et que c'est toi aussi qui a fait en sorte qu'on soit les seuls à se pointer à cette réunion fictive... lâchai-je en soupirant.

Je suis peut-être naïf, mais je suis pas con. À force, même moi j'ai compris qu'elle essayait de nous matcher, Zoé et moi. Et même si j'apprécie la jeune femme, je n'aime pas trop imposer ma présence aux gens, ni les rendre mal à l'aise, ce qui est visiblement en train d'arriver...

Émilie s'appuie les coudes sur son bureau pour me répondre, sourire aux lèvres.

— Oui, ça, d'accord... Mais je n'ai rien fait d'autre...

Quand je fronce les sourcils, elle reprend, soucieuse :

— Pourquoi, qu'est-ce qui se passe?

Incertain de croire en son innocence à ce stade de notre discussion, je lui expose les faits avec le calme qui me caractérise. Je vois chacun de ses haussements de sourcils, chacun de ses sursauts. Plus j'avance dans mon compte rendu, plus elle vire au rouge.

— Ça, c'est du harcèlement. Je vais en glisser un mot à Daniel... C'est... c'est tout simplement inacceptable, conclut-elle, les lèvres pincées. Merci de m'avoir prévenue.

Je quitte son bureau après un hochement de tête solennel, songeur.

Qui, parmi nos collègues, pourrait bien avoir poussé la blague trop loin?

Je n'ai pas de réponse à cette question, qui me taraude jusqu'à la réunion mensuelle, repoussée (pour de vrai cette fois) à cet après-midi.

Un message y est clairement passé au sujet des mauvaises blagues : les gars, de temps en temps, ça va, mais maintenant, ça suffit. Ce n'est plus drôle, et ça fait perdre son temps à tout le monde.

L'air était chargé de désapprobation : celle du patron, celle des autres.

J'ai cherché des yeux le coupable quand Daniel a abordé la question, mais la seule chose qui m'a frappé, c'est le malaise que le sujet a créé chez Zoé.

En triturant sa tresse, elle a baissé les yeux sur la tasse koï devant elle, pour éviter les regards interrogateurs lancés à tout va dans la salle. Daniel n'a nommé personne, mais éventuellement, tous les regards se tournent vers la jeune femme, qui vient de se lever à la hâte pour sortir.

Visiblement, comme moi, Zoé déteste attirer l'attention.

Je sympathise.

Serrant les poings, je me jure de l'aider du mieux que je le peux. J'ai essayé de lui parler avant le rassemblement, mais elle a vivement secoué la tête.

Elle dit que ça n'en vaut pas la peine, que c'est là l'oeuvre d'une personne qui veut attirer l'attention. Elle a eu l'air touchée par ma sollicitude, mais ses yeux écarquillés étaient le signe évident d'une grande terreur.

Peur de quoi, ça, je n'aurais su le dire. De représailles, peut-être?

J'ai fait mine de capituler pour ne pas la gêner ni la brusquer.

Elle ne fera peut-être rien, mais moi je trouverai le fautif.

Et il en aura, de l'attention.

KoïOù les histoires vivent. Découvrez maintenant