Tu vois ma petite c'est ici.

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-Vous êtes sûres que c'est une bonne idée d'aller à Auschwitz avec votre petite fille de 8 ans?

-Oui,et j'ai mes raisons personnelles de le penser.Elle voulait y aller elle-même.

-Hin hin,fit la petite fille,qui semblait sincèrement penser que c'était pas sympa de ne pas la laisser là-bas,et même que c'était des vrais salauds pour ne pas la laisser voir ce qui était arrivé à ses parents.

-Bon...si vous le souhaitez.

La guide francophone était une cracovienne à la coupe blonde réduite au minimum et aux grandes lunettes noires qui nous attendait sur une balancelle devant l'hôtel.On avait pas vu grand-chose du pays avant elle,et elle nous a fait très mauvaise impression.Enfin,moi je la comprends.Elle a dû en voir défiler des familles israéliennes prêtes à enrouer leurs gosses dans un engrenage victimaire,à leur apprendre ce que c'est d'être différents des autres.Comme s'ils étaient vraiment différents,eux.

-Mais pour qui se prend elle?a lancé ma grand-mère,excédée,qui avait beaucoup de mal à réprimer le diable de l'extrêmisme religieux dont l'avait nourri sa mère,une tare génétique dans sa famille.Quant à moi,j'ai eu beaucoup de mal à réprimer le fou rire nerveux qui menaçait d'exploser.Mon démon intérieur cherchait à lui lancer une pique bien sentie tellement elle m'énervait:

-En vrai,tu aimerais bien te poser à l'entrée du camp avec une assiette où chaque goy déposerait un billet de 50 dollars.

Elle confirme que je rougis pas quand on me frappe,mais que telle une plante je chancèle.J'avais bien compris que j'avais tous les droits,ma mère n'hésitant pas à s'interposer face à la sienne en lui disant de ne pas lever la main sur moi.

Il y avait deux grands lits doubles dans la chambre;la petite soeur dort avec la grande,la mère avec la fille,dans une large pièce jaune et verte située au premier étage d'un hôtel comme apparemment on en verrait partout dans la région et qui se ferait une spécialité dans l'organisation de mariage polonais.Demain c'est Samedi,la visite aura lieu dimanche.J'ai du mal à imaginer que ces deux camps existent bel et bien.Pas que je sur estime la valeur humaine.Simplement qu'il a tellement inspiré les légendes que c'en est presque un lieu fictif.

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A partir de là,tout ce que je raconte est écrit de mémoire,et est écrit en septembre 2008,au début de la seconde.

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Le lendemain matin,le soleil poussiéreux de ces plaines du Sud éclaira ma table de chevet,dans cette pièce à la moquette géométrique arrangée comme un lendemain de soirée,envahie de milliers de bouteilles d'eau en plastique qui bouillonnaient et prenaient la poussière au soleil.J'allais vivre des évènements dont la trace allait rester toute ma vie en moi.

J'avais déjà vu en venant ici que la pop polonaise fin 90 me mettait dans une bonne humeur croissante.La télé en diffusait un bel exemplaire en bas de l'escalier sur lequel donnait notre chambre,dont la porte était grande ouverte.Ma mère se mit alors à ranger les affaires et à aérer.Il faisait beaucoup trop chaud et il fallait absolument que je prenne une douche,dans une salle de bain ressemblant beaucoup trop à celle d'un milliardaire russe,mais copiée par son domestique qui voulait la même chez lui.Un bon goût assez inédit comme le prouve ce savon couleur chwee-gum.J'ai regardé l'état de la porte peinte du même vert sombre que le sol et j'ai vu qu'elle était craquelée à différents endroits.Sur les murs dorés de la pièce étaient accrochés des peintures aux tons très sombres que l'on pourrait retrouver dans n'importe quel hôtel de Belgique,et la télé était posée sur un meuble suffisamment verni pour avoir un air de plastique.Olsza était repartie chez elle à Cracovie puisque c'était samedi et qu'on resterait tous à l'hôtel en théorie.Anna passerait un peu de temps avec sa vieille soeur pendant que ma maman m'emmènerait faire un tour dans le champ derrière,où se trouverait une montagne habitée par des moines s'isolant de la présence féminine.Si j'en crois les quelques filles que j'ai croisé à l'hôtel,ils ont de quoi.

-J'aimerais tellement aller en ville,j'ai simplement dit à ma mère,qui m'avait rejointe alors que j'étais partie fumer sur la balancelle une clope que j'ai enfoncé dans un gros pot en stuc.Je n'arrivais pas à croire que j'allais perdre  une journée à rester ici,mais elle décida de m'emmener quand même me promener sur la colline,et il fallait reconnaître qu'elle était fatiguée et que nous l'étions tous.Au nom de notre fatigue à nous tous,nous avons donc passé notre journée ici et ça m'allait très bien.

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Et puis le jour est venu où il a fallu faire cette visite.6 juillet,d'après maman il y a 66 ans Anne Frank se cachait.Olsza est venue nous chercher,et elle a baissé les yeux vers la petite fille,l'air de dire ils l'ont quand même emmenée,ils ne changeront jamais.J'ai mis mes écouteurs sur les oreilles et j'ai pris le bus,notant que juste devant le musée,celui du camp principal,restait l'enseigne d'un resto italien appelé el ristaurante del papa.C'est la seule photo que je prendrais du camp:j'avais l'impression de faire preuve de décence pour la première fois de ma vie.Et je regardais Anna pleurer au fur et à mesure qu'elle réalisait ce qui était arrivé à ses pauvres parents,devant les regards noirs des autres touristes,y compris des israéliens fiers d'y être vivants,qui se disaient que vraiment,ce n'était pas une bonne idée d'emmener une aussi petite fille ici.C'était extrêmement violent pour elle,oui,mais le mieux était sûrement qu'elle s'en rende compte et que tout puisse continuer.J'avais vraiment plus envie d'être sarcastique,j'ai pensé à ces gens de notre famille que je connaissais pas et dont je me ficherais probablement si Anna et Soshana n'étaient pas ici.Si la petite n'avait pas vu le lieu où ses parents sont morts de façon anonyme,parce que lui était maigrichon et elle de santé fragile,en immortalisant leurs souffrances dans le mur.Je ne voulais pas visiter un musée qui nous apprendrait exactement ce qu'on avait vu en classe.Je voulais voir des lieux qui à présent étaient calmes et où je me serais bien assise en tailleur dans l'herbe pour y faire des maths.Et c'est ce qu'on a fait.

C'est un truc de fou n'empêche.Il fait super beau,le soleil est presque rose et il se couche sur une herbe gorgée de cendre.Les visiteurs sont presque tous partis,il ne reste plus qu'un groupe de lycéens venus d'Israël qui fait une dernière photo de famille sur les rails,blottis sous l'enveloppe protectrice de leur drapeau.Derrière la porte d'entrée qui ressemble à la bouche gueulante d'un monstre de dessin animé,les rails semblaient ne jamais trouver de fin.C'est un truc de fou n'empêche.Il reste plus rien,tout simplement.Je m'échappe un instant du groupe,la guide nous décrivant les humiliations quotidiennes de ces pauvres gens,et moi me promenant encore jusqu'au bout des rails,regardant le coucher de soleil sur les barbelés.

C'est un truc de fou n'empêche.Le pays est loin d'être mort,lui.Les autres ne semblent pas envie d'aller voir les vivants.Nous,c'est ce qu'on va faire pendant deux mois.Le pays est vivant en ayant accueilli autant de mort sur son sol.On allait partir l'explorer,sur les traces de notre famille,à la rencontre de toutes les autres familles.J'ai trottiné vers ma mère,qui entre les rails et le parkins,consolait la petite fille.C'était autant d'émotion que si elle assistait aux funérailles de ses parents,et j'ai simplement dit à ma grand-mère,aussi émue que sa soeur:

-C'est un truc de ouf.


RébeccaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant