"Patience, Dame Ambre," sourit-il, son souffle caressant le lobe de mon oreille.

Je me raidis en sentant mon coeur rater un battement, agacée contre moi-même de me laisser déstabiliser si facilement.

"Patience ?!? Je ne sais pas pour vous mais je refuse de rester enfermée ici !

- Je me contentais de vous expliquer les règles. Et comme toutes règles, elles sont faites pour être brisées. Je vous ai promis un tour de passe-passe, n'est-ce pas ? Les meilleurs tours demandent une certaine... mise en scène. Maintenant que le décor est mis en place et que vous connaissez les enjeux, nous allons pouvoir passer au vif du sujet. Êtes-vous prête ?

- Aussi prête que possible, j'imagine...

- Parfait. Inspirez profondément. Calmez vos pensées. Concentrez-vous sur l'image de la porte de votre demeure."

Je me remémore le bois d'un brun orangé, la petite ouverture en vitrail au centre représentant un tournesol (ma mère m'avait laissé le choisir quand j'étais petite), la poignée dorée, la petite encoche dans le linteau datant de la fois où on a installé le nouveau canapé...

Tous ces détails, je les connais par coeur, gravés au plus profond de ma mémoire, et ils m'apparaissent si clairement que j'ai l'impression que je pourrais presque les toucher. Pour moi, ça n'est pas "juste" une porte, c'est l'entrée de ma maison. Mon chez-moi, mon refuge. Une impression de chaleur irradie dans ma poitrine... Une chaleur tiède et douce, réconfortante, teintée de quelque chose qui ressemble à de la nostalgie. Pendant un instant, une seconde, les choses sont d'une clarté presque aveuglante : j'ai envie de rentrer chez moi.

Peut-être que ça semble stupide, comme réalisation, mais... Ce n'est pas juste parce que j'ai peur de rester coincée dans l'Heure Floue. Au delà de l'angoisse et de la fatigue, au delà de tout cela, je veux rentrer parce que j'aime ma maison. Ma vie n'est pas parfaite, loin de là, mais ça ne veut pas dire que je ne l'aime pas. Je veux retourner m'asseoir au soleil sur la marche de l'entrée avec Katia, en parlant de tout et de rien. Je veux serrer ma mère dans mes bras. Je veux arroser les fleurs du jardin.

L'image de la porte de ma maison est toujours là, derrière mes paupières closes. La chaleur irradie de ma poitrine jusqu'à mes bras, envoyant des picotements au bout de mes doigts comme des étincelles de feu. Je tends la main sans y penser et... je rencontre le contact du bois vernis contre ma peau.

Je fais un bond en arrière et je sursaute comme si je m'étais brûlée. J'ouvre les yeux et... La masure pourrissante a disparue. Je suis devant chez moi. Je touche à nouveau la porte, pour tester sa réalité, mais oui, elle est bien là. Je ne rêve pas. Je baisse les yeux et j'ai à peine le temps de voir une dizaine d'étincelles dorées danser sur la peau de ma main avant de s'éteindre et disparaître, comme si elles n'avaient jamais été là.

"Qu'est-ce que c'était que ça ?"

Je fais volte-face pour exiger des réponses d'Erebus, mais il semble avoir disparu. Est-ce qu'il est resté coincé dans l'Heure Floue ? Un frisson glacé me parcourt le dos quand je l'imagine devoir passer vingt quatre ans prisonnier de ce monde sombre et désespérant, avec ce monstre... Je ne suis même pas sûre qu'il y ait de la nourriture là-bas, vu le degré de décomposition du reste de l'environnement. Ou de l'eau... La panique commence à m'envahir alors que je réfléchis fébrilement à une solution, n'importe laquelle. Est-ce que l'Heure Floue est complètement écoulée ? Il n'est peut-être pas trop tard, je pourrais peut-être retourner en arrière le chercher...

L'air au milieu de la rue semble vibrer et se déformer alors qu'un cercle de lumière bleue tournoyante s'ouvre peu à peu au dessus du bitume. Je me plaque dans le renfoncement de l'entrée, essayant de me faire la plus petite possible... Jusqu'au moment où une silhouette s'en détache. Une silhouette humaine.

"Erebus !"

Il s'avance vers moi d'un pas conquérant, son sourire en coin toujours plaqué sur les lèvres, et il soulève à nouveau son haut de forme imaginaire.

"Mesdames, Messieurs, et Non-Binaires, je vous prie d'applaudir bien fort Dame Ambre, ma charmante assistante, pour ce tour de magie exceptionnel !"

Je suis tellement soulagée de voir qu'il n'est pas resté coincé dans cet autre monde terrifiant que je ne peux m'empêcher de sourire. Je l'applaudis peut-être même un peu. J'ai envie de rire et de pleurer en même temps.

"Merci. Pour tout. Pour m'avoir sauvée quand le... le loup-garou me poursuivait. Et de m'avoir fait sortir de l'Heure Floue...

- Ce fut un plaisir..."

Il prend ma main et la porte à ses lèvres, une étincelle dans le regard qui me fait frissonner. Son odeur d'aiguilles de pin et de pluie remplit l'air, me donnant presque le tournis. Il me sourit et...

"Ambre Louise Chevalier !"

La voix de ma mère, comme un sceau d'eau glacé en plein visage, me fige sur place. Oups.

l'Étreinte des TénèbresWhere stories live. Discover now