CHAPITRE 25

730 47 11
                                    

CASSANDRE


Trois quarts d'heure plus tard, j'entre dans la loge où les autres filles se préparent. Nous portons toutes des masques dans le même esprit, exigence qui nous a été formulée. Nous n'avons pas le choix de grand chose. L'esthétique est un des premiers critères dans ce bordel clandestin de luxe. Dès la minute où le client pénètre dans ce lieu, il doit être immergé dans la luxure sans avoir envie d'en sortir. Ses pensées doivent rester à l'extérieur. Seuls son instincts et ses désirs primaires doivent subsister.

— Salut Bella ! me lance Clarissa, une grande rousse à l'air toujours extatique.

Elle a l'air heureuse d'être ici. Heureuse d'être une pute. Je n'arrive pas à la comprendre. Comment me sentir en pleine jouissance de ma liberté quand ma présence se joue contre mon gré ?

— Salut Clarissa ! Toujours aussi enjouée, à ce que je vois.

Un sourire se dessine sous son masque aux lignes dorées et aux contours félins. Elle m'évoque un chat aussi agile que dangereux. Le genre qui vous amadoue avant de faire de vous son dîner sans rien laisser derrière lui.

— Je te l'ai déjà dit, ma belle. La vie est courte et fade. Le seul moyen de la kiffer, c'est de rendre chaque moment génial, même quand il n'en a pas l'air. Exagère, surjoue, romantise tout ! Je te jure que ça adoucit le quotidien.

Vendre mon corps en privé pour protéger ma vie publique ne me laisse aucun biais pour être romantisé. Je ravale cette réponse pour me contenter d'un :

— Parfois, j'aimerais connaître ta formule magique.

— Je n'en ai pas, assure-t-elle. Je chiale, comme tout le monde. Je suis anxieuse, aussi. Je me pose mille questions.

L'étonnement me fait écarquiller les yeux. Mon masque se rehausse sur mon visage, m'obligeant à le rajuster.

— Vraiment ?

— Je ne suis pas une machine, Bella. Ce que tu vois de moi, c'est la vérité. Je suis comme ça : fofolle, déjantée, toujours prête à profiter de ce que la vie m'offre. Mais ce n'est que la partie émergée de l'iceberg. Personne n'est juste blanc ou juste noir : on est tous un mélange de gris.

La nausée me remonte le long de l'œsophage. Cette image ne pourrait pas plus me parler. En moi, il n'y a que le gris le plus terne, le plus fade. Je n'arrive pas à trouver cette énergie de dingue qui irradie de Clarissa. À Princeton, je me contente de jouer un rôle, de donner le change. Les gens pensent connaître la véritable Cassandre mais ils ne savent rien de moi. Comment le pourraient-ils alors que même moi je n'arrive pas à me cerner ?

Quand j'agis A je me dis que B me correspondrait mieux. Puis je fais B et je me rappelle que A n'était pas si mal. Je navigue perpétuellement entre deux eaux sans trouver aucun endroit où j'ai pied. Je finirai noyée dans les affres de mon existence, ce n'est qu'une question de temps...

— Il paraît que c'est calme ce soir.

La remarque de Clarissa me sort de mes pensées.

— Ah oui ?

Sa lime glisse sous ses ongles avec nonchalance. Son ennui est palpable. À la simple idée d'avoir encore un peu de répit avant de me faire baiser, j'ai envie de soupirer de soulagement. Je ne le ferai pas parce que je dois rester en contrôle et ne rien dévoiler de mon état intérieur. Montrer sa vulnérabilité c'est se positionner en tant que proie dans la fosse aux lions. Je n'ai pas l'intention d'être mangée toute crue, bien que ma chair ne soit qu'une marchandise au sein de ce bordel.

— Max est passé juste avant que tu arrives pour me dire que ça ne servait à rien que je sorte des coulisses pour le moment.

Elle trace des guillemets avec ses doigts et poursuit :

— Parce que « tu comprends, c'est la loi de l'offre et de la demande : le premier ne doit surtout pas surpasser le deuxième. Sinon les gens manifestent moins d'intérêt ».

Je réprime un haut-le-cœur. Une marchandise. Voilà ce que nous sommes. Et même la manière dont les organisateurs du réseau clandestin s'adresse nous n'en dissimule rien.

Max est l'un de nos interlocuteurs principaux avec Eddy et Orlando. Ils sont tous les trois étudiants à Princeton, eux aussi. Je les soupçonne de n'être que les pantins d'une organisation bien plus vaste que ce qu'elle laisse entendre. Je suis certaine que quelqu'un tire les ficelles dans l'ombre. Si seulement je savais qui, peut-être aurais-je un moyen de me sortir de ce bourbier dans lequel je m'enfonce de plus en plus.

— Il t'a dit quand nous devions entrer en scène ?

Clarissa secoue la tête.

— Il repassera tout à l'heure. En attendant, j'en profite pour redonner un coup de frais à mes ongles. Ils n'arrêtent pas de casser en ce moment. J'ai essayé toutes les méthodes que je vois passer sur TikTok, il n'y a rien qui marche.

Elle soupire tout en s'acharnant avec sa lime. Décidée à fuir l'ennui autant que mes pensées, je fouille dans mon sac à main pour en sortir le jeu de tarot qui ne me quitte jamais. Ma grand-mère me l'a offert et rien que l'idée de m'en séparer, même quelques heures me file une angoisse oppressante. Pour certains ce sont peut-être que des cartes, pour moi, c'est le symbole de sa présence dans ma vie, même si elle vit sur un autre continent. Je me demande à quoi pourrait ressembler ma vie de l'autre côté de l'Atlantique...

J'ouvre le paquet pour en extirper les lames que je dépose devant moi en un bloc serré. L'énergie qui s'en dégage est aussi palpable pour moi qu'un parfum capiteux. Dans mes veines coule le sang de la femme qui m'a transmis tout son savoir sur la divination. J'aimerais croire que tout ça n'est qu'un jeu, un passe-temps, une superstition. Que mon prénom ne véhicule pas la charge antique d'une mythologie qui m'a toujours fasciné. Mais la vérité est autre.


« Tu ne t'appelles pas Cassandre par hasard ».


La voix de ma grand-mère résonne dans ma tête. Aucun de mes tirages ne m'a trompé.

Pas un seul.

De toute ma vie. 



______

INSTAGRAM : @kentinjarno

KILL BILL (Dark Romance)Where stories live. Discover now