CHAPITRE 1

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AXEL


Devant la porte dérobée dissimulée derrière un rideau en velours rouge, un gorille en costard cintré me tâte. Il s'attarde longuement entre mes cuisses, à se demander si c'est moi la pute, ce soir. Sa palpation ne me fait ni chaud, ni froid. Je reste stoïque jusqu'à ce qu'il ait terminé et hoche sèchement la tête pour m'autoriser le passage.

Lorsque je franchis le seuil, l'atmosphère change du tout au tout. À chaque fois, c'est pareil : j'ai l'impression de franchir l'armoire magique qui conduit à Narnia. Sauf que mon monde enchanté n'a ni lion, ni magie. Sauf si on considère que l'orgasme est une forme de sorcellerie. Auquel cas, j'adore qu'on agite ma baguette jusqu'à ce que je jette un sort.

Mes pas sont feutrés grâce à l'épaisse moquette qui recouvre le sol de ses motifs antiques. Les symboles qui se multiplient sous mes semelles signifient sûrement quelque chose et non seulement je n'en déchiffre pas un seul mais je m'en cogne royalement. Je ne suis ici que pour une chose et même si j'apprécie le soin que les organisateurs ont pris de tisser une ambiance sensuelle, je ne m'y attarde pas plus que la moyenne.

Je rejoins le bar et m'assois sur un tabouret haut, dos à la scène où une diablesse masquée interprète une chanson de cabaret dont le titre m'échappe. Je n'ai retenu que le mouvement de ses hanches voluptueuse avant de détourner le regard. Hale, la serveuse, m'adresse un sourire en s'approchant. Je suppose que ce n'est qu'un prénom d'emprunt. L'authenticité n'a pas sa place dans ce lieu hors du temps où l'existence est caduque.

Tout le monde est personne.

Chacun dispose d'un totem obligatoire : un masque qui protège notre identité. Inspirés des festivals vénitiens, ils exsudent autant la luxure que les tenues légères, les voilages et autres tentures. Tout semble éphémère, insaisissable, fluide comme le vent.

J'ajuste justement le mien au-dessus de mon nez lorsque Hale me dit :

— Je me demandais quand j'allais te revoir.

— J'ai été... occupé.

À assassiner des gens. Pas terrible comme entrée en matière, alors je le garde pour moi.

— Un rhum ambré avec un zeste de gingembre ?

— Tu n'as pas oublié ?

— Ça fait des semaines que je ne t'ai pas vu. Pas des mois.

— Mauvaise réponse.

Hale plisse les yeux à travers les fentes de son masque doré m'évoquant le soleil ou l'une de ses incarnations divines.

— La bonne réponse était « tu es inoubliable ».

L'ombre d'un rictus se dévoile en bas de son visage. Même si je ne sais pas à quoi elle ressemble, je l'imagine somptueuse. Le genre de tigresse inépuisable qui chevauche des heures durant jusqu'à ce que le cœur de son partenaire lâche. Ce soir, elle porte un carré noir. La dernière fois, elle était rousse. Elle change de perruque autant que je change de sous-vêtement. Elle n'en porte probablement pas.

Hale me sert ma boisson fétiche. Un breuvage que personne n'aime sauf moi. Il faut dire que le gingembre a une saveur particulière. Et des vertus aphrodisiaques. Non pas que j'ai besoin de ça pour baiser, j'en ai déjà furieusement envie ce soir. Mais on n'est jamais contre un booster.

— Il paraît qu'il y a de nouvelles recrues.

Hale confirme d'un hochement de tête tout en essuyant un verre à martini qu'elle range sur l'étagère derrière elle.

— Elles devraient te plaire.

— Je ne suis pas difficile.

Une moue dubitative accueille ma réponse.

— Tu changes tout le temps de professionnelle.

— Je ne couche jamais deux fois avec la même personne.

J'ai commis cette erreur une fois. Je ne la referai pas.

— Je ne suis pas certaine qu'on embauche aussi vite que tu dégaines.

Un sourire agite mes lèvres affamées. Tandis que je sirote mon verre, Hale sert d'autres clients. Certains masques me sont familiers, d'autres pas du tout. L'environnement n'a pas changé depuis ma dernière venue. Je me sens toujours aussi déconnecté du monde réel et c'est tout ce que je demande.

The Lust Mansion est le bordel de luxe le plus réputé de l'université de Princeton. Tous les étudiants savent qu'il existe, mais aucun n'en parle. En public, du moins. Cela reste au stade de conversation murmurée au creux de l'oreille comme un secret qui ne doit surtout pas nous filer entre les doigts. Une rumeur qui court au fond de l'amphithéâtre sans qu'on puisse la saisir. Y accéder demande certains pré-requis et sacrifices. J'y ai consenti.

— Elle devrait te plaire, celle-ci ! me lance Hale.

Son menton attire mon attention à l'autre bout de la pièce. Assis sur le bord d'une banquette près de la scène, une divine créature à la chevelure d'or observe son environnement. Ses boucles tombent comme une pluie de pierres précieuses sur ses épaules à peine couvertes par un négligé de satin. Je devine une partie de ses cuisses à la lisière du tissu. Celles-ci m'invitent à mille et une luxures.

Contrairement aux autres prostituées qui travaillent ici, elle est couverte. Très couverte. J'ai l'habitude de la nudité totale, des sous-vêtements partiels ou des porte-jarretelles. La nouvelle se différencie de toutes les autres par ce choix d'en montrer moins... ce qui m'oblige à imaginer plus.

Ça m'excite.

Je termine mon verre cul sec, souhaite une bonne soirée à Hale puis me rends sur la banquette où se trouve ma cible. Celle-ci tourne la tête vers moi à l'instant où je me laisse choir près d'elle. Je ne porte qu'une chemise satinée noire et un pantalon de la même couleur. Difficile de deviner quoi que ce soit sur moi. Quant à mon masque, il est inspiré de Zorro. Celui de la série, interprété par Guy Williams. Noir, simple. Il détonne dans ce festival d'excentricités. Ça n'a toutefois pas l'air de déranger la blonde qui continue de me scanner comme si elle cherchait à percer le moindre de mes secrets. J'en ai tellement qu'elle perdrait la raison si elle y parvenait.

— Bonsoir, murmuré-je.

— Bonsoir.

Sa voix douce comme le miel est une caresse. Ses yeux apparaissent dans les trous laissés par son masque d'impératrice de l'Est. Ils ont l'air bleu ou gris, je n'arrive pas à savoir avec le maquillage et la lumière tamisé. Tout est si sombre, ici.

Comme mon âme.

Après avoir laissé la marque de ses doigts sur le velours de la banquette rouge, la blonde me tend le dos de sa main. J'y dépose le bout de mes lèvres. Charmeuse, elle me demande :

— Vous voulez boire un verre ?

— Non. Je veux vous baiser.


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KILL BILL (Dark Romance)Where stories live. Discover now