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La première fois qu'Isidore a tiré sur un pét', c'était à la fin du collège. Anatole trouvait ça déjà tardif. La clique se réunissait, soit devant le collège, soit dans le jardin d'Alice. A l'époque, Isidore se souvient qu'il était super entiché de la brune. Il voulait l'impressionner, paraître cool. Alors tout le monde reproduisait ce que les grands frères d'Alice faisaient à l'époque : bédave, en groupe, en écoutant de la musique qui tabasse. Les sensations étaient toujours plus excitantes. Isidore a des bons souvenirs de ses premiers joints, rien de très méchant, horriblement roulés. Plus c'était laid, plus ça faisait taper des barres. Un scandale pour les camarades de sa classe, qui les prenaient pour des énormes toxico. Isidore trouvait ça marrant.

Au lycée, ses amis cherchaient plutôt à se défoncer entre les cours, pour créer le plus de situations absurdes possibles. Ça les faisait tripper de voir Isidore répondre n'importe quoi devant les profs, ou même en conseil de classe. Il adorait être ce clown de service, ça lui donnait l'impression d'avoir une place bien nette dans l'écosystème lycéen. On lui donnait l'attention qu'il espérait, en plus de rigoler chaque jour à gorge déployée.

Puis, il y a eu les bads, les drogues dures que les autres voulaient tester, les premiers épisodes de déréalisation, où Isidore se sentait perdre pied avec la réalité. Rien que d'y penser, il en a les jetons. Il n'en a jamais repris.

Lorsqu'il s'était rapproché de Coline en terminale, il se souvient qu'il avait voulu arrêter le cannabis. Le sevrage avait duré plusieurs mois, avec de nombreux « accidents ». C'était difficile de s'avouer qu'il ne pouvait pas arrêter d'un claquement de doigts. Qu'il devait faire face à ce qu'il ne voulait pas appeler une addiction.

Aujourd'hui, les joints se sont routinisés. Son pèt préféré reste celui avant de dormir : le « pèt' dodo », qu'il fume en lançant un épisode de série. Ça le berce toujours dans un sommeil profond. Il aime également le pèt de fin d'aprèm, à l'appart' d'Anatole. Le fameux.

Seulement, cette fois, en arrivant chez son meilleur ami, la table basse est vidée de tous ses ustensiles habituels. Le grinder vert qui a traversé les années et vacances, les miettes de tabac, rien de rien. Trop bizarre. Même plus de briquets.

—   Il s'passe quoi ? T'as perdu ton grinder ?

Anatole hausse les épaules.

—   Mec, j'arrête.

Le brun l'a dit de manière si décontractée qu'Isidore n'arrive pas à le croire tout de suite.

—   Comment ça ?

—   Angèle veut pas emménager avec moi si je continue à bédave. Elle veut pas que notre appart' pue la beuh en permanence, et puis juste même moi, ça me soûle. J'ai plus de sous.

Isidore s'attendait à tout sauf ça. Anatole, le grand Anatole qui lui a roulé son premier joint, l'Anatole qui est le premier partant pour s'en partager une. Il avait bien remarqué que sa consommation avait diminué depuis sa dépression il y a quelques années, mais de là à arrêter comme ça, ça le surprend.

—   Mais depuis quand tu veux emménager avec Angèle ?

Anatole lui tend alors une enveloppe déjà ouverte. Isidore est choqué en lisant les lignes de la lettre pliée à l'intérieur. Anatole est pris en CDD pour un an, dès l'été prochain, chez un photographe d'un journal parisien.

—   C'est trop bien mec ! Mais du coup, Angèle te suit ?

—   Oui, elle a envie de bouger. Elle cherche un job sur Paris pour la rentrée. Et moi au tél' on m'a dit que si ça se passait bien, je pourrai prolonger.

Double choc.

—   Woah.

—   Je sais mec, désolé de pas t'avoir prévenu plus tôt.

Pour le coup, ça fait beaucoup. Coline d'abord et maintenant Anatole. Le cœur d'Isidore se serre. Il est sincèrement fier de son meilleur ami mais il ne s'est jamais senti aussi seul qu'à cet instant. C'est comme si tout le monde prenait des décisions importantes et attendait à la dernière minute de le prévenir, lui, qui a toujours tout fait en fonction des autres. Se sentant abandonné, Isidore se demande s'il compte pour ses proches aussi, s'il ne s'est pas inventé une proximité vitale sans vie ?

—   Tu vas emménager avec elle ? C'est fou.

—   Bah, pleins de couples font ça non ? Puis Paris, c'est cher, on fait ça plus par économies honnêtement. Sinon je pense qu'on aurait pris deux studios séparés. Mais là, une pote de Coline de Bordeaux a un plan pour nous, sorte de T2 dans le nord-est de Paris.

—   Carré, murmure Isidore d'une voix dégoûté.

Tout le monde a l'air au courant, sauf lui.

Sans pouvoir expliquer pourquoi, Isidore se sent profondément envieux, voire trahi. Lui aussi, il avait eu envie de vivre avec Coline, au moins dans la même ville. Le parallèle est violent.

Un sentiment négatif naît au creux de son cœur. Une douleur qu'il n'apprécie guère. Alors, machinalement, Isidore sort son propre matos de son sac pour se rouler un joint. Anatole le regarde faire, en silence. Le geste le rassure : La feuille, le tonk, le tabac, le cannabis roulé, l'odeur, le mouvement de ses doigts.

—   On en fume un dernier ensemble ? propose le blond désespérément.

—   Suis désolé Isi', mais je vais m'en passer aujourd'hui. Je m'étais promis que le dernier serait celui de ton anniv'.

Un sentiment d'injustice se creuse plus encore. Isidore n'a quasiment jamais refusé un joint à Anatole. Il se sent bête. Tout le monde change encore, sauf lui.

—   Bénef, ça en fera plus pour moi.

Il l'allume, la jauge : elle est mal roulée. Anatole lui propose de se poser à la fenêtre, pour éviter d'emplir le salon des effluves de cannabis.

Alors Isidore fume, sourire triste aux lèvres, comme si c'était le plus beau geste du monde.

AïeWhere stories live. Discover now